vendredi 29 novembre 2013

Marier ciel et terre



Ciel et terre se rapportent l’un à l’autre comme une lumière et son reflet dans un miroir. Le reflet étant indissociable de la lumière.
« Seulement lorsque les hommes seront capables d’enrouler le ciel comme un parchemin, verra-t-on alors la fin de leurs misères sans qu’ils aient besoin de réaliser la Divinité. » [Śvetāśvatara Upaniṣad, 6, 20][1] (trad. Martine Buttex)
Si l’espace - qui contient ciel et terre - était comme un morceau de cuir, en le pliant, le ciel et la terre (lumière et reflet), la carte et le territoire, seraient réunis en collant exactement l’un contre l’autre.

Dans le texte gnostique Ecrit sans titre (NH II, 5 ; XIII, 2), au commencement, le chaos n’était pas, du moins il n’était pas seul. Le chaos, qui est ténèbre, y est une ombre. Et qui dit ombre, dit lumière. L’ombre dépend donc de la lumière. Ensuite c’est le désir de Sagesse qui se déploie comme le ciel, mais « l’éon de vérité ne produit pas d’ombre au dehors, car la lumière incommensurable est partout en lui. Son dehors, en revanche, est ombre ; c’est pourquoi on l’a appelé ‘ténèbre’. »

« Or cette ombre, les puissances qui sont venues après, l’ont appelé ‘le chaos sans limite’. De ce dernier, toute race de dieux a germé. » A la Lumière sans limite correspond donc une ombre sans limite. Tout comme Brahma pensa être le premier, les dieux apparus après l’apparition de l’ombre, n’ont connu que celle-ci et la pensent primordiale. Mais l’ombre est au dehors, la Lumière au-dedans.

La Lumière est sans division ni différenciation, mais tout ce qui est dans la Lumière a son équivalent (déformé) dans les ténèbres. Les reflets (T. ma dag pa) dans le miroir métaphorique correspondent donc à des lumières (« anges », « époux ») dans le plérôme (T. dag pa). En pliant l’espace en deux, les deux moitiés, reflets et lumières, terre et ciel, devraient se réunir en se collant l'une à l'autre.

Mais dans un cadre narratif théiste, ce qui est en haut n’est pas connu par ce qui est en bas, à cause de l’ombre. Un Sauveur est alors envoyé des cieux, pour enseigner ce qui est en haut. Il doit pour cela envelopper son corps de lumière d’ombre (les quatre éléments). Dans le sens inverse, il devrait quitter son corps d’ombre pour retrouver son corps de lumière. Ceux d’en bas, en apprenant les images de ce qui est en haut, pourront grâce aux images enseignées et à la sympathie qui les réunie aux lumières (anges) d’en haut, connaître ce qui est en haut. La sympathie est ce qui lie une image à sa lumière d’origine. Elle est ce qui fait « plier le parchemin de l’espace », ou encore le pli où haut et bas se rejoignent. « Il faut vraiment naître à nouveau par l’image. [ ] C’est par l’image qu’ils doivent pénétrer dans la vérité. C’est cela la restauration » dit l’Évangile selon Philippe.[2]

Les « images » qui sauvent, car reliées par la sympathie aux lumières dont elles sont originaires, sont alors transmises dans des mystères auxquels sont initiés les élus (T. skal ldan). En se saisissant de ces images, on pourrait alors réintégrer les lumières originaires. Voir aussi la notion de la Base et des reflets dans la tradition du dzogchen.

Quand nous lisons des textes anciens, comme le sont les textes bouddhistes, nous pouvons prendre les métaphores en les comprenant selon le sens qu’elles ont à notre époque. Un miroir est alors un simple miroir, qui reflète ce qui s’y trouve devant, tel qu’il est. Le « tel qu’il est » peut alors être pris pour la chose devant le miroir correctement perçue par les sens et correctement conçue par le mental sans quelle soit déformée par les rémancences (vāsāna) ou les schémas habituels (samskāra). Mais dans les formes plus ésotériques et théistes du bouddhisme, le « tel qu’il est » correspond à l’aspect authentique (T. dag pa S. śuddha) d’une chose, et il s’agit alors de son aspect céleste ou « de gnose ».

Toute pratique ésotérique d’une divinité explique le symbolisme des éléments médités. « Le mot « symbole » est issu du grec ancien sumbolon (σύμβολον), qui dérive du verbe sumbalein (symballein) (de syn-, avec, et -ballein, jeter) signifiant « mettre ensemble », « joindre », « comparer », « échanger », « se rencontrer », « expliquer » » Dans le symbole sont alors joints l’image (T. ma dag pa) qui représente « l’objet réel » et cet « objet réel » même (T. dag pa, don), le signifiant et le signifié. Le bouddhisme ésotérique a pour objet de « transformer » (T. bsgyur lam) le terrestre (T. ma dag pa) en céleste (T. dag pa). Et cela, en se remémorant continuellement l’aspect céleste (T. dag pa dran pa), jusqu’à ce que l’on ait « la vision pure » (T. dag snang).

La personne qui réussit cet exploit aurait alors « plié le parchemin » et tout acte terrestre intégrera son pendant céleste. Comment est-ce possible ? Par la sympathie universelle, comme expliqué dans un billet précédent. « Les enfants qu’engendrera la femme ressemblent à celui qu’elle aime. » C’est-à-dire, que même si elle fait l’amour avec son mari, si elle pense à un amant (à travers l’image), les enfants ressembleront à l’amant (par l’image).

Le mot dag pa signifie « correct, authentique, juste » (T. yang dag S. samyak) dans le contexte général (scolastique) du mahāyāna, mais dans le contexte ésotérique il renvoie souvent à une réalité céleste. En quoi, les « mondes purs » (T. dag pa'i zhing khams) sont-ils « purs » ? En ce qu’ils sont des mondes célestes, de l’autre côté du pli, dans le plérôme. Nous sommes toujours dans la dualité, et c’est à se poser la question si l’approche théiste (mono-, poly-, pan-,…) permet réellement de sortir de la dualité, car il est difficile de voir comment elle pourrait se défaire de l’opposition pure et impure (esprit – matière) sans perdre son âme. 

Une autre métaphore qui demande à être interprétée est celle de « l’espace ». Modernes comme nous sommes, nous pensons à l’espace, une immensité spacieuse, une liberté… Mais, il serait plus approprié de traduire par « éther », l’élément espace, afin de s’approcher davantage du sens que ce mot avait à l’époque des textes bouddhistes que nous lisons. Tout comme l’éther s’étend, mais surtout pénètre (et anime), tout, la nature de bouddha imprègne tous les êtres. C’est en cela que l’esprit est semblable à l’éther. Sinon, on aurait pu prendre n’importe quel autre élément que l’on trouve également – en tant qu’élément - partout ici bas. Contrairement aux autres éléments inertes, l’éther est « la substance ou la manifestation matérielle du principe qui l'anime ». Cette part active qui anime est proprement divin. De toute façon, quand on parle des quatre ou cinq éléments, on s’inscrit forcément dans le cadre narratif d’où ils sont issus, et ce cadre est théiste.

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[1] David Dubois traduit : « Quand les hommes seront capable de plier l'espace comme un morceau de cuir, alors seulement le mal-être pourra être guérir sans que l'on connaisse d'abord le Maître ».

[2] Évangile selon Philippe, Écrits gnostiques, p. 360

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