samedi 12 octobre 2013

Les cinq phases du principe animant l'univers et la vie



Les cinq éléments sont appelés les cinq phases en chinois : 五行. Ou en pinyin : wǔxíng. Il s’agit des éléments bois, feu, terre, métal et eau. Dans le taoïsme, ces cinq « éléments » sont en mouvement, d’où la traduction « phases ». C’est par leur mouvement qu’apparaît le monde. Le dynamisme de ce mouvement vient du Tao-en-mouvement, appelé « faîte suprême » (太极, tài jí). « La poutre faîtière (T. phyam) d'une toiture alliée à l'idée d'ultime, évoquant en philosophie chinoise l'idée de la suprême poutre faîtière de la structure de l'univers, la clef de voûte indifférenciée d'où apparaissent le yin et le yang. »

Quand le Tao n’est pas en mouvement, quand il n’y a pas la division yin-yang qui crée la tension - le dynamisme à l’origine des cinq phases ou cinq éléments - il est en repos. Ce Tao indivis (T. phyogs med) est appelé 無極, wú ji en pinyin. Il est alors représenté par un cercle vide, qui contient toutes les choses, potentiellement, dans un équilibre statique. Un repos qui n’est pas de tout repos…

Qu’est ce qui est en repos ou en mouvement ? L’énergie (氣, ), « le principe fondamental formant et animant l'univers et la vie ». Les cinq « éléments » ou phases traduisent alors différents états dynamiques de cette énergie. Il semblerait d’ailleurs que l’équivalent grec de cette énergie soit pneûma (« souffle ») et son équivalent indien prāṇa (T. rlung). Tout ce qui se passe dans le monde, peut donc être réduit au dynamisme des cinq phases de l’énergie, qui anime l’univers et la vie.

L’homme, qui généralement n’aime pas ce qui se passe dans le monde, a toujours cherché à modifier le cours des choses, avec plus ou moins de succès. Il en va de même pour les taoïstes (religieux), qui forts de leur doctrine, ont cherché à connaître le fonctionnement des 5 phases et à les maîtriser en voulant ré-équilibrer ce qu’ils considéraient déséquilibré. Tous les troubles sont dû à un déséquilibre. Il s’est donc développé une science des deux principes et des cinq phases et des experts en cette science. Les rois et les empereurs qui gouvernent les pays et qui sont en permanence confrontés à des équilibres et des troubles de tout genre ont toujours aimé s’entourer de ce genre de spécialistes, tout comme aujourd’hui. Et ce qui se passe à la cour, est rapidement imité par les sujets.

Quand la science était encore imprégnée de religion, et donc de « magie », les sciences pour connaître et maîtriser le fonctionnement des cinq phases, et tout ce qui les régit, se nommaient divination, purification, géomancie, astrologie, science de longévité, etc. Quand les éléments étaient en déséquilibre, il fallait les pacifier, et des rituels à cet effet sont apparus. Au Japon, ces sciences s’appelaient Onmyōryō (陰陽寮)[1] et elles étaient le domaine de fonctionnaires rattachés à la cour jusqu’au onzième siècle. Un texte du siècle, rouleau 19 (“Les biographies de Baekje”) du Zhou Shu 周書 mentionne qu’à l’époque (6-7ème siècle) ces arts divinatoires (calendrier, clepsydre, gardiens du temps…) furent principalement pratiquées par les bouddhistes, non par les taoïstes.[2] Ces sciences firent l’objet d’une profonde réorganisation. Après l’an 700, des moines qui s’occupaient de ces sciences « non-bouddhistes » commencèrent à recevoir l’ordre de rendre leurs vœux et furent désignés fonctionnaires. Des missions furent envoyées en Chine pour former de nouveaux experts laïcs. Simultanément, des lois[3] interdisaient la pratique des « sciences » aux moines. Cela leur donna sans doute trop de pouvoir, à en juger par certaines précisions. Les « arts d’oracle » se prêteraient à des supercheries. On interdisait désormais ( ?) aux moines et aux nonnes « d’étudier et de lire des textes militaires, de commettre le meurtre, le viol, le vol et de prétendre d’être éveillé »... Les religieux qui voulaient pratiquer les arts divinatoires ou la médecine devaient rendre leurs vœux. En revanche, la guérison à l’aide de « mantras » (zhou 咒) ne leur était pas interdite.

Ce petit détour par le Japon, pour montrer, que les moines qui amenèrent le bouddhisme au Japon, y introduisirent également les « sciences » (Onmyōryō), ou du moins, elles resteraient leur domaine pendant un certain temps. Jusqu’à ce que la cour impériale décida que les « sciences » n’étaient pas le domaine d’un religieux bouddhiste, ou qu’elles leur donnèrent trop de pouvoir.

Il semble très plausible que les moines bouddhistes, qui voyageaient partout sur la route de la soie, ne s’occupaient pas seulement de religion, mais aussi de « sciences » religieuses appliquées, c’est-à-dire la science de tous les états des cinq phases du « principe fondamental formant et animant l'univers et la vie ». La nature de, et la mythologie associée à ce « principe fondamental » pouvait varier d’une religion à une autre, mais au niveau de la « science appliquée », toutes les religions étaient plus ou moins d’accord, et apprenaient les uns des autres. Les « sciences appliquées » d’une religion pouvait assez facilement être assimilée par une autre.

Les « sciences appliquées » sont donc loin d’être l’élément le plus spécifique d’une religion : toutes les religions partagent plus ou moins les mêmes. Mais elles seront l’élément le plus puissant et le plus recherché d’une religion. C’est par quoi une religion se rendait utile à une communauté ou à son élite.

Le bouddhisme enseignait principalement la fin de la souffrance, par la simplification de la complexification (prapañca). Par un retour à la source en repos, la quiétude (nirvāṇa). Initialement, en se détournant (renoncement) du monde, par idéologie. Mais pour avoir du pouvoir sur et dans le monde, il faut agir dans ce monde (idéal du bodhisattva). Et pour cela, il fallait bien utiliser les « sciences appliquées ». C’est une contradiction que le bouddhisme universaliste résoudra par l’idée du double bien, le bien de soi et le bien d’autrui. La part « repos » (libération, T. grol) correspond au bien de soi, et la part « dynamique » doit servir au bien d’autrui (préparation T. smin). L’idéal est l’activité spontanée, l’activité tout en restant dans le repos. On voit souvent dans le bouddhisme que c’est tantôt l’une ou l’autre tendance qui prédomine. Mais quand c’est la tendance « dynamique » qui est accentuée, les « sciences appliquées » jouent le beau rôle.

Quand on regarde p.e. le Dzogchen, on voit qu’il commence par la tendance « repos » (bien de soi), que certains (Keith Dowman pour ne pas le nommer) appellent le « Dzogchen radical ». Elle est exposée dans des textes comme le Discours du roi omni-créateur (T. kun byed rgyal po) et d’autres appartenant à la Section de la Pensée (S. sems sde). C’était une tendance qui avait le vent en poupe jusq’au 12ème siècle environ, jusqu’à la montée en puissance de centres monastiques-administratifs qui voyait l’essor du Kālacakra Tantra, de transmissions aurales (rechungpistes), de l’Essence séminale (T. snying thig) etc. Les moines et yogis sortent alors de leurs grottes pour mettre les mains dans le cambouis et prendre le gouvernail. Les sciences contemplatives sont mises en veilleuse et les « sciences appliquées », si utiles aux candidats-cakravartins, reprennent le dessus.

Comment faire pour sortir idéologiquement de la tendance repos (après tout, le plus authentiquement bouddhiste) ? Déjà, avec l’idéal du bodhisattva, les yogatantras, la mahāmudrā et le dzogchen « radical », en gros la non-dualité, on n’était plus dans la dualité saṁsāra-nirvāṇa, où l’objectif était de tourner le dos à un pôle pour en rejoindre un autre. Il suffisait de rester dans le dépassement de cette dualité. Pour le madhyamaka, c’était possible simplement en évitant de s’investir dans aucun des pôles. Mais avec les tantras, qui n’aiment pas beaucoup l’approche négative, « ce dépassement » était quelque chose transcendant les deux pôles. Et les tantras étant ce qu’ils étaient, ce quelque chose était de nature divine, immortelle. Un dieu qui se lève et se couche, tout comme le soleil.

Le dépassement de la dualité de la mahāmudrā et du dzogchen « radical » devient alors un nouveau pôle, une sorte de repos, correspondant au bien de soi. Dans le dzogchen gnostique, ce pôle deviendra l’objectif du cycle de l’Éradication de la rigidité (T. khregs chod). C’est le pôle le plus classiquement bouddhiste, avec son approche négative et son objectif de libération. L’autre pôle sert alors au bien d’autrui, à l’édification des corps formels d’un Bouddha, sans lesquels on ne serait pas un véritable Bouddha, puisque celui-ci se manifeste pour le bien d’autrui. Ce sera l’objectif des pratiques visionnaires du Franchissement du pic (T. thod rgal), qui constituent l’essentiel de l’Essence séminale (T. snying thig). Et afin de pouvoir être un véritable Bouddha-cakravartin oeuvrant efficacement pour le bien des êtres, il faudrait connaître en plus toutes les sciences appliquées (Onmyōryō).

C’est le génie de Longchenpa d’avoir su créer le support doctrinaire de cette nouvelle tendance. Pour cela, il est partie de la théorie du tathāgatagarbha, qui fournit l’élément de continuité (entre ignorance et éveil). Il utilise Saraha[4] qui dit que cet élément unique peut se manifester de deux façons : saṁsāra et nirvāṇa. Il interprétera cela comme un élément unique transcendant et contenant les deux pôles. Et cet élément sans souillures est la gnose autoengendrée (T. rang byung ye shes)[5].
« La gnose du Corps, Parole et Esprit n'est pas apparente [chez les êtres ordinaires], mais il n'est pas absente. Elle se tient dans les canaux subtils (S. nadī) du corps. Dans les canaux elle s'appuie sur les souffles (S. vayu) et sur les constituants (S. dhātu T. khams). Le 'centre du centre' des quatre cakra est la demeure de la gnose. Dans le palais du Cœur. »[6]
« Le Discernement (T. rig pa) est vide par essence, sa nature est d'évoluer à la façon des cinq lumières et son engagement actif (T. thugs rje) s'étend sous forme de rayons. Elle est présente (T. bzhugs) comme la source universelle des [cinq] corps et des [cinq] gnoses. »[7]
La gnose autoengendrée est ici « le principe fondamental formant et animant l'univers et la vie ». Tout comme le Tao elle évolue sous l’aspect de cinq lumières en se déployant comme énergie. Et comme le Tao en mouvement (tài jí), son dynamisme vient de l’équilibre dynamique de deux pôles.

En faisant ainsi, Longchenpa prend une structure fondamentale semblable à celle du taoïsme, où le rôle de l’énergie (qi) est joué par la gnose autoengendrée. Cette énergie est simultanément la matière première ainsi que la cause de l’univers et de la vie, et le support des pratiques de yoga et d’immortalité (taoïste, shivaïste et siddha). Philosophiquement, elle s’apparente à l’élément éveillé/nature de Bouddha et est par là ancrée dans les sūtra. D’ordre divin, elle peut faire l’objet de cultes et être le centre de « sciences appliquées » traditionnellement religieuses. Cela lui permet aussi d’incorporer une cosmogonie, une théogonie et une généalogie afin de rattacher des clans humains à des origines divines et ainsi justifier et sécuriser leur pouvoir séculier. Bref, de fonctionner comme une véritable religion.


***

[1] Ce terme existe uniquement au Japon et est apparu pour la première fois au 7ème siècle. Masuo Shin’ichirō 増尾伸一郎 Chinese Religion and the Formation of Onmyōdō. Mais les sciences associées étaient déjà présentes dès le 6ème siècle. « According to a Nihon shoki legend, the ideologies and techniques that became part of Onmyōdō were transmitted to Japan by the early days of the sixth century. In the sixth month of 513 (Keitai 7), it is said that a scholar of the five “Confucian” classics called Dan Yangi 段楊爾 was dispatched to Japan from Baekje. »

[2] “There is an exceedingly high number of Buddhist monks, nuns, temples, and pagodas, but even so, there are no Daoists.”  Masuo, source citée.

[3] « Monks and nuns are forbidden from divining good fortune or calamity from mysterious phenomena [genzō 玄象], thereby deluding the emperor and the people. Studying and reading military texts, murder, rape, and thievery, and feigning enlightenment is also forbidden. These are offenses to be punished in accordance with the law by secular authorities.
For monks and nuns, it is strictly prohibited to explain fortunes and disasters as well as “mysterious phenomena”—that is, they are forbidden from interpreting omens based on astrological phenomena.

The second article of the Sōniryō references healing in relation to monks and nuns:
Monks and nuns who divine [bokusō 卜相] fortune and misfortune, who follow the lesser path [shōdō 小道], or who utilize bamboo divination [zeijutsu 筮術] to cure illness should return to secular life. These actions go against the Buddhist dharma. However, the curing of diseases with mantras in accordance with the dharma is not prohibited. » Masuo, source citée.

[4] "Le lieu unique est l'être propre de la conscience, le germe du Tout (S. sarva)
Qui peut se propager aussi bien dans l'Errance que dans la Quiétude
Et qui donne les fruits qui sont désirés
Hommage à la conscience qui est semblable au joyau qui exauce les désirs"
Identique au texte du commentaire d'Advayavajra, à part "la" au lieu de "las" DKG n° 41 /sems nyid gcig pu kun gyi sa bon te//gang las srid ngang mya ngan 'das 'phro//'dod pa'i 'bras bu ster bar byed pa yi/ /yid bzhin nor 'dra'i sems la phyag 'tshal lo/

[5] A direct path to the Buddha within, Klaus-Dieter Mathes, p. 107. Grub mtha’ mdzod, 161.6-162.1 : « dbyings dang rang bzhin gyis rnam par dag pa don dam pa’i dben pa rang byung gi ye shes de ni/ dri ma dang bcas pa’i dus na rigs sam khams sam de bzhin gshegs pa’i snying po zhe bya la/ dri ma dang bral ba’i tshe byang chub bam de bzhin gshegs pa zhes bya ba/

[6] bder gshegs snying pos khyab pa, p. 365

[7] bder gshegs snying pos khyab pa, p. 369

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