mercredi 25 septembre 2013

Sur un éléphant qui trompe énormément



Bhairava est la Réalité ultime, « la Conscience indifférenciée universelle et sans second dans son rapport avec le cosmos, sa manifestation, sa conservation et sa résorption [T. skye dgag gnas gsum]. »[1] Dans le système Trika, la Conscience indifférenciée universelle n’est non seulement la réalité ultime, mais encore l’unique réalité. La manifestation, la conservation et la résorption du cosmos sont ses trois plans. Tout se passe dans la sphère de cette unique réalité, et il n’y a rien qui n’existe en dehors d’elle.

C’est du Je absolu de la Conscience indifférenciée (Bhairavātmatā) que procède (T. skye) l’univers entier. C’est le Bhairava-créateur. L’univers qui procède de ce Je absolu se différencie en six cheminements (S. ṣaḍadhvan)[2], qui sont les reflets du Je absolu, son corps (viśvarūpatā). C’est le Bhairava-protecteur, qui conserve (T. gnas) le monde. Et c’est Bhairava-destructeur qui réasorbe (T. dgag) le monde. L’adepte du Trika qui maîtrise ses trois plans (« triplicité ») de la Conscience indifférenciée, suit continuellement ce triple processus.

Ces trois aspects sont alors pensés comme un ensemble, une triplicité, qui contient tout. Dans le bouddhisme, on retrouve l’idée de la triplicité dans le triple corps du Bouddha, une autre Conscience indifférenciée qui ne dit pas son nom, car il considère que son nom n’est pas lui.

On retrouve ces trois niveaux (deux pôles, ciel-terre, et un entre-deux/lien) dans de nombreux discours métaphysiques. En gros, un rien éternellement immobile par rapport à lui-même, éternellement en gestation, et produisant un tout éphémère. La « production » peut être une non-production ou une quasi-production. Un rayonnement, à l’image du soleil. Ce rayonnement, la Nature, est éternelle. Pas ses produits, mais son action. Et les agents actifs de son action peuvent être des éléments, des essences (tattva), etc.. Ces agents sont indifférenciés des deux pôles (réalité ultime et réalité phénoménale). Leur action est représentée par le trajet entre les deux pôles, qui a un sens d’aller et de retour. Les agents sont multiples et leur action est multiple. Le cheminement est également multiple et peut être représenté par un arc-en-ciel à 5 ou 6 couleurs, qui fait le lien entre le ciel et la terre.

Le Trika utilise l’idée de « cheminements » (adhvan) qui sont au nombre de six, deux groupes de trois. Trois cheminements pour chaque pôle (Ciel/Sujet/Signifiant (śabda) – Terre/Objet/Signifié (artha). Les trois cheminements du signifiant (śabda) sont :
le cheminement des syllabes (varṇādhvan)
le cheminement des mots (padādhvan)
le cheminement des mantra (mantrādhvan)

Les trois cheminements du signifié (artha) sont :
le cheminement des mondes (bhuvanādhvan)
le cheminement des essences/catégories (tattvādhvan)
le cheminement des fractionnements (kalādhvan).

Liliane Silburn[3] propose le schéma suivant pour les six cheminements


Ordre subjectif temporel
Manifestation phonématique

Ordre objectif spatial
Manifestation cosmogonique
Suprême (para)
Indifférencié et suprême
Phonème (vara)
Énergie fragmentatrice (kalā)
Subtil (sūkṣma)
Indifférencié-différencié
Mot (mantra)
Facteur de réalité (tattva)
Grossier (sthūla)
Différencié et non-suprême
Phrase (pada)
Monde (bhuvana)

Ces six cheminements constituent le corps cosmique[4] de Śiva. Le principal de ces cheminements est le cheminement des fractionnements (kalādhvan), et les autres sont intégrés dans et pénétrés par celui-ci. Il consiste en les cinq kalā. Le cheminement des essences/catégories (tattvādhvan) consiste en les 36 principes. Le cheminement des mondes (bhuvanādhvan) consiste en les 224 bhuvanas. Le cheminement des syllabes (varṇādhvan) consiste en les 51 lettres. Le cheminement des mots (padādhvan) consiste en les 81 mots à la signification ésotérique et le cheminement des mantras en les 11 mantras appelés saṃhitāmantra. Les éléménts grossiers (mahābhūta) sont caractérisés par ces adhvans et cette caractérisation établie les correspondances entre les éléments et le corps "onduloforme" de Śiva. Toutes les activités rituelles relatives à cet aspect de Śiva, se rapportent aux éléments grossiers (mahābhūta).[5]

C’est à travers les cheminements et les éléments, qui sont les modulations de Śiva/Bhairava, que les êtres ont accès à sa grâce. Iconographiquement, les modulations, les aspects (mūrti) de Śiva en tant que les éléments terre, eau, feu, air et espace sont représentés respectivement par Śarva, Bhva, Paśupati, Īśāna et Bhīma. Les aspects (mūrti) de Śiva sont d’ailleurs au nombre de huit, et comprennent hors les cinq éléments grossiers, le soleil, la lune et le soi.[6]

Tournons-nous maintenant vers un tantra dzogchenpa[7] intitulé Le sextuple cheminement de Samantabhadra (T. Kun tu bzang po klong drug pa'i rgyud). Je traduis par cheminement, cours ou flux le mot tibétain « klong » que l’on traduit le plus souvent par espace, sphère, abîme. Car il me semble qu’il corresponde au mot sanscrit « adhvan ». Ce tantra est généralement présenté comme un texte qui a pour but « d’éviter une mauvaise renaissance, de purifier les six destinées et de manifester les terres pures qui sont des automanifestations »[8]

Dans ce tantra il est enseigné que le Corps, Verbe et Esprit de tous les bouddhas sont des manifestations de la nature parfaitement pure de Samantabhadra et qu’il n’y a pas de différence entre les êtres des six destinées et les manifestations de Samantabhadra. Celles-ci sont sont des manifestations qui ne se manifestent pas,[9] mais qui sont le rayonnement de Samantabhadra.

Toute réalité perceptible est le Jeu de Samantabhadra, tous les reflets sont l’œuvre de Samantabhadra et toute vacuité est l’objet de Samantabhadra.[10]

Le tantra comporte six chapitres. Dans chaque chapitre Samantabhadra fait la démonstration d’une absorption (samādhi) particulière et révèle un cheminement, associé à chaque classe d’êtres des six destinées. Voici, dans l’ordre les différents noms des absorptions et des cheminements avec la classe d’êtres à laquelle ils sont destinés.

1. Sortie (émanation) du Cœur appelé « Cercle de Parures du Cœur indestructible » (T. rdo rje snying po rgyan gyi dkyil 'khor zhes bya ba)

2. Entrée dans l’absorption de l’égalité indifférenciée de toutes les choses, appelée « Cœur fulgurant indifférencié » (T. chos thams cad mnyam pa nyid gnyis su med pa'i ting nge 'dzin gnyis med rdo rje'i snying po zhes bya )

3. Entrée dans l’absorption appelée « La manifestation intégrale de la substance spirituelle comme la réalité phénoménale (māyā) » (T. chos nyid sgyu ma rab tu snang ba zhes bya ba'i ting nge 'dzin)

4. Sortie de la Pensée appelée « Pureté symbolique de l’esprit qui remémore la manifestation de tous les bouddhas » (T. sangs rgyas thams cad kyi snang ba rjes su dran pa sems kyi rdul rnam par dang pa zhes bya ba'i dgongs pa las langs nas)

5. Pénétration de la Pensée appelée « Jeu des Parures indifférencié de la substance spirituelle » (T. chos nyid mnyam pa chen po'i rgyan rnam par rol pa zhes bya ba'i dgongs pa la 'byol nyog tu gnas par gyur to)

6. Afin de résorber tous ses propres cercles, Samantabhadra émane des rayons de couleur des orifices de son visage, qui se manifestent comme des terres pures. (T. de nas ston pa kun tu bzang pos rang gis 'khor rnams sdud pa'i ched du zhal gyi sgo rnams nas 'od zer kha dog du ma byung ste sangs rgyas kyi zhing khams rnams snang bar byas pa)

Et voici les six cheminements et la destinée associée :

1. Le cheminement qui montre toutes les choses comme atemporelles (T. chos thams cad dus gsum mnyam pa nyid du bstan pa'i klong) - dieux

2. Le cheminement qui détermine toute substance spirituelle (T. chos nyid thams cad gtan la phab pa'i klong) – titans

3. Le cheminement qui détermine toute procession par différenciation comme la conscience (T. sna tshogs spros pa sems su gtan la phab pa'i klong) - humains

4. Le cheminement qui détermine le processus fondamental du devenir (dngos po'i gnas lugs gtan la phab pa’i klong) – animaux

5. Le cheminement qui montre que le Cœur qui intègre le chemin est le fruit qui se recueille de lui-même (T. snying po lam dang bcas pa 'bras bu rang dril bar bstan pa'i klong) - preta

6. Le cheminement de l’absorption à mettre en œuvre ? (T. nyams su blang ba'i ting nge 'dzin gyi klong) – êtres infernaux

Autre chose, mais rappelons aussi que le bodhisattva Samantabhadra est souvent représenté assis sur un éléphant à six défenses (une seule tête avec six défenses, ou trois têtes avec trois paires de défenses). Peut-être le même éléphant à six défenses que la reine Māyā avait vu en rêve quand le futur Bouddha fut conçu. D’ailleurs les six cheminements constituent ensemble la māyā. Faut-il voir un sens métaphorique dans tout cela ? Par exemple, la conscience indifférenciée (Bouddha) qui se manifeste par les six cheminements (ou équivalents...) dans la réalité phénoménale (māyā) ? Pour être complet, l'éléphant du bodhisattva semble représenter le cosmos. Il a sept pattes, que l'on pourrait interpréter comme les sept planètes. De toute façon, c'est un drôle d'éléphant...

On peut évidemment tout faire avec les chiffres, et on n’a pas manqué de le faire. Mais il me semble que ce tantra contient des éléments qui permettent d’établir un lien entre Samantabhadra le bodhidattva et le Samantabhadra cosmique... et entre ce dernier et Śiva/Bhairava, mais c'est une autre histoire.  

Voilà quelques intuitions en vrac, qui méritent à mon avis d’être creusées.

***

[1] Liliane Silburn, Le Vijñāna Bhairava, p. 12

[2] (This must be so also because the unfolding of the internal half of the ṣaḍadhvan [i.e. the Signifier half, consisting of varṇas, padas, and mantras] must mirror the unfolding of the external, Signified half [i.e. kalās, tattvas, and bhuvanas]. Christopher D. Wallis, The Philosophy of the Śaiva Religion in Context.
Next emanates from the Bindu the Sadāśiva-tattva, without any ... or spells, the bhuvanas or worlds, the kalādhvan, and the Tattvas mentioned above. ... The five kalās are forces which by their presence cause the thirty-six (Paramarthasara of Abhinava-Gupta)
L’éléphant de Samantabhadra a six défenses pour libérer les êtres des six destinées à travers les six paramita.

[3] Le Vijñāna Bhairava, p. 18

[4] Le varṇādhvan est sa peau, le padādhvan sa tête, le tattvādhvan son cœur, le bhuvanādhvan ses poils, le mantrādhvan son sang, semence, moelle, os etc. et le kalādhvan ce sont tous ses membres.

[5] "Of these six adhvans, kalādhvan is the foremost and dominating one because all other adhvan remain, included and pervaded by this kalādhvan.Kalādhvan is constituted of five kalās; tattvādhvan comprises thirty-six principles; bhuvanādhvan consists of two hundred and twenty-four bhuvanas; varṇādhvan consists of fifty-one letters; padādhvan consists of eighty-one words of esoteric significance; and mantradhvan consists of eleven mantras, specifically known saṂhitāmantras. The gross elements (mahābhūtas) are characterized by these adhvans and this characterization establishes the correspondence between the gross elements and the adhvan form of Lord śiva. All the ritualistic activities concerned with the adhvan form have their direct interaction with the gross elements". THE AGAMIC TRADITION AND THE ARTS, Āgamic Treatment of Mahābhūtas in Relation to Maṇḍalas and Arts, S.P. Sabarathinam http://ignca.nic.in/ps_03007.htm

[6] Comparer avec les huits aspects de Guru Rinpoché (gu ru mtshan brgyad). Pour vérifier cela, il faudra voir le rôle qu'ils ont dans les rituels qui leur sont attribués.

[7] Un des dix-huit tantra dzogchenpa

[8] "This tantra teaches how to prevent rebirth in and purify the six realms, and manifest the pure realms of self-display"

[9] nga'i snang ba ni mi snang ba'i snang ba ste. La même chose vaut pour le Trika, voir Silburn, p. 14

[10] dngos po thams cad kun tu bzang po'i rol pa yin no/snang ba thams cad ni kun tu bzang po'i mdzad pa yin no/stong pa thams cad ni kun tu bzang po'i yul yin no

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