lundi 25 février 2013

La vie et les aventures du fluide vital



Où veut-il en venir avec ses liquides et son immortalité ?

En 1784, a France découvre le somnambulisme par les travaux du marquis de Puységur, qui était interessé par la nouvelle médecine holistique introduite (1775) en France par le médecin viennois Franz-Anton Mesmer.
« Mesmer prétendait qu'un fluide vital emplissait l'univers, et que ce fluide pouvait être utilisé à des fins thérapeutiques. En concentrant sa volonté, le magnétiseur était censé projeter son fluide sur l'organisme du malade. Habituellement, la magnétisation produisait des spasmes, des convulsions, suivies d'un état de calme, et d'effets bénéfiques pour la santé. »[1]
Puységur découvre par hasard en « magnétisant » un jeune paysan qui au lieu d'avoir les convulsions attendues, sombre dans un état de sommeil, puis revient à la vie « avec une personnalité plus riche et se met à évoquer des thèmes qui dépassent sa culture et ses préoccupations habituelles; plus curieux encore, lui qui ne parle que le patois, il se met à parler le français chatié des aristocrates. Et surtout, il se met à chanter l'air que le marquis a dans la tête, pour l'avoir répété sur sa harpe pendant toute la matinée. Tout se passe comme si le jeune homme, dans cet étrange état de conscience, parvenait à lire les pensées de son maître avant que ce dernier ne les ait exprimées. C'est la première manifestation de cette faculté mystérieuse que les magnétiseurs vont nommer la "lucidité magnétique". »

Cela lance une nouvelle vogue et les expériences conduisent à des publications dans lesquels on fait état de phénomènes reliés à cette lucidité magnétique.
« le sujet peut "voir" l'intérieur de son corps pour y repérer les organes malades. En même temps, il "voit" les plantes permettant de guérir la maladie en question. Il sent, ou voit les pensées de son magnétiseur, il "lit" à livre ouvert dans l'esprit des autres. Il est capable, dans certains cas, de "voir" avec les yeux strictement bandés, ou à travers les corps opaques. »
Henri Ellenberger[2] a démontré que ce qui surgit de « l’interaction entre le magnétiseur et le magnétisé », dans toutes les formes de « magnétisme », y compris la psychanalyse par la suite, est toujours plus ou moins le résultat d’une négociation.[3] La nature du « magnétisme » est théorisé différemment selon le courant du magnétisme. Méheust distingue entre les mesmériens (à gauche, physicaliste, matérialiste), les disciples de Puységur, qu’il appelle les psychofluidistes (au centre, spiritualistes raisonnés, la volonté) et les magnétiseurs spiritualistes (à droite, spiritualisme chrétien, franc-maçonnerie, théosophie, entités angéliques). Il y ajoute une quatrième tendance qui apparaît au début de la Restauration et qu’il appelle le courant des « imaginationnistes » (faire appel à, libérer l’imagination du sujet).[4]

On retrouve l’idée d’un fluide vital et de sa maîtrise ou exploitation dans quasiment toutes les cultures. Magnétiser signifie dans un sens plus spécifique « soumettre un être vivant à l'action d'un fluide magnétique à des fins thérapeutiques divinatoires ou de suggestion mentale. » Un magnétiseur, ou un médiateur, peut prendre le contrôle de la volonté d’un autre. Et le contrôle de la volonté semble associée à des représentations diverses. Un fluide qui dirigeait (magnétisait) un autre fluide (Mesmer). Ou bien la volonté du magnétiseur qui dirigeait le fluide du magnétisé. Cette volonté pouvait être associée à des éléments religieux, et à partir de là, c’est la prière qui était susceptible de diriger le fluide/la volonté de l’autre. Ou bien encore, des entités angéliques pouvaient intervenir et l’âme du somnambule devenait alors un simple canal. Dans le cas d’une possession (positive ou négative S. praveśa T. ‘jug pa), que posséderait ou maîtriserait l’être possédant de l’être possédé ? La volonté, mais si celle-ci est associé au corps, c’est le fluide vital de ce corps qu’il « possède ». L’image d’un fluide vital que l’on peut diriger semble toujours être présente, même dans les représentations les plus sophistiquées du « somnambulisme (magnétique) » et de la médiumnité.

Le fluide qui dirige peut être représentée par une divinité, un mantra[5], une formule (mantra, dhāraṇī), d’une lumière, d’un nectar etc. Le fluide vital dirigé doit avoir un support physique. Un corps humain avec son système nerveux ou système subtil en fonction. Dans le cas de la consécration (S. pratiṣṭhā T. rab gnas) d’une statue ou d’un stūpa, celui-ci doit être doté d’un arbre-de-vie (S. iṣikā T. srog shing) qui recevra les formules, ce qui « animera » et « consacrera » proprement le support. En principe, toute sorte d’objet pourrait ainsi être animée.[6] Les maîtres tantriques rattachés à la cour impériale de Chine, comme Vajrabodhi (662-732) ou Hoeui-kouo (746-805)[7] utilisaient les corps de garçons ou de filles en vue d’une « possession » afin de servir de messager, de médium. Cela donna lieu à de véritables spectacles devant l’empereur et le public, et servait à montrer leur puissance spirituelle. Voici un exemple :
« L’empereur aimait beaucoup sa vingt-cinquième fille. Or elle était atteinte depuis longtemps d’une maladie incurable. Pour qu elle se repose, on l’avait conduite au monastère de femmes de Sien-yi wai-kouan [un couvent taoïste, semble-t-il, situé hors de l’enceinte du palais — peut-être pour éviter la contamination de la mort]. Elle restait allongée, n’ayant pas prononcé une seule parole depuis plus de dix jours. Il fut décrété que Vajrabodhi lui administre les préceptes bouddhiques, car sa mort semblait proche. Lorsque Vajrabodhi alla la voir, il choisit deux fillettes du palais âgées de sept ans. Il enveloppa leur visage dans de la soie rouge et les fit s’allonger sur le sol. Ensuite, il pria [le dignitaire] Nieou Sien-t’ong de rédiger un édit qui fut brûlé ensuite. Lorsque Vajrabodhi murmura une incantation (dhāraṇī) sur les deux fillettes, elles se mirent à réciter le texte de l’édit sans en oublier un seul mot.
Alors Vajrabodhi entra en samâdhi. Par sa puissance indicible, il envoya les deux fillettes porter l’édit au roi Yama. Au bout d’un moment, équivalent à la durée d’un repas, le roi Yama ordonna à Lieou, la nourrice défunte de la princesse, de raccompagner l’esprit de la princesse et des deux fillettes. La princesse se redressa alors et se mit à parler normalement. Ayant appris la nouvelle, l’empereur partit sur-le-champ pour le Wai-kouan, sans attendre son escorte. La princesse lui dit : « Il est très difficile de changer le destin qui est fixé dans le monde invisible. Le roi Yama m’a renvoyée auprès de toi pour très peu de temps. » Elle mourut dans la demi-journée qui suivit. Après cet incident, l’empereur eut foi en Vajrabodhi »[8].
Les Contes de vampire (Vetālapañcaviṃśatikā, Xième s.) racontent les aventures du roi Trivikramasena avec un cadavre possédé par un démon vetāla. La traduction tibétaine « ro langs » signifie « cadavre dressé » (zombie) ou « redresseur de cadavre ». On raconte que Maitrīpa possédait ce pouvoir (c’est raconté dans la légende de Mahakala à 6 bras), et qu’il déplaca les cadavres en les entrant (S praveśa T. ‘jug pa). Ce pouvoir de « résurrection » s’appelle « grong ‘jug » (S. grāmapraveśa)[9], et fit initialement partie des 6 yogas de Naropa. On voit ce pouvoir mis en scène par exemple dans les récits sur la mort du fils de Marpa, et sur la mort de Karma Paśi (1206-1283).

Le Sūtra du Lotus enseigne que Avalokiteśvara peut se manifester sous diverses formes :
«Aux êtres faits pour être convertis par un Yakṣa, c’est sous la figure d’un Yakṣa qu’il enseigne la Loi, et c’est ainsi qu’il prend les figures d’Īśvara [le Seigneur Śiva], de Maheśvara [le Grand Dieu, également Śiva], d’un monarque universel (cakravartin), d’un démon Piśāca, de Vaiśravaṇa/Kubera [dieu gardien du nord], d’un Brahmane, de Vajrapāṇi [un démon transformé plus tard en patron du bouddhisme tantrique] pour enseigner la Loi aux créatures destinées à être converties par ces divers personnages. »[10]
Mais c’est qui Avalokiteśvara, sinon la pensée lumineuse ? Cette pensée est comme le précieux joyau (cintāmaṇi). Et ce qui fait que l’on voit l’Éveillé en notre pensée c’est l’absence de souillure, semblable au béryl. C’est en fonction de de l’absence de souillures du béryl de notre pensée, que les formes de l’Éveillé (buddhapratibimba) y sont présentes ou absente, mais le Seigneur (muni) n’apparaît ni disparaît dans son corps spirituel (dharmakāya), qui est comme Indra (Sakra). Et cela sans effort tant que le monde existe.

La pensée lumineuse est déjà une idée plutôt positive par rapport à la doctrine de l’Éveillé, en ce qu'elle a de plus caractéristique, mais qui prise comme une métaphore a sa place. Elle symbolise alors le mystère de la vie et de la conscience. Mais si elle est prise comme un principe isolable et autonome, qui entre et sort dans les villages de constituants psychophysiques (skandha, grong ‘jug), le symbole est banalisé. Il est devenu une représentation, en fonction de nos croyances : une âme, un fluide vital, un souffle, une lumière, une substance très très subtile, mais qui peut servir de support au karma accumulé, une goutte qui se mélange avec les gouttes du père et de la mère, qui anime le corps, et qui s’en sépare quand le karma est épuisé.

Toutes ces croyances (si les symboles et les métaphores deviennent des représentations) seraient à classer « à gauche » parmi les mesmériens qui ont une conception plutôt physicaliste et matérialiste du fluide vital et du principe vital. Il n’y a alors plus de mystère. Il n’y a plus de « entre éternalisme (être) et annihilationisme (non-être) ». Il y a en revanche identification (et par là appropriation) du principe vital. Et en suivant une quête d’immortalité par le contrôle et l’effort, il y a soif d’existence (bhava-tṛṣṇā). Celle-ci correspond au plan des formes, au monde des idées (S. rūpadhātu) du triple univers.


***

Illustration : Mesmer à l'oeuvre

[1] Le somnambulisme magnétique et la question des fontières du psychisme, conférence donnée par Bertrand Meheust au colloque de la SMF ( Société de mythologie française). Avallon, août 2003).

[2] Médecines de l’âme

[3] Bertrand Méheust, Somnambulisme et médiumnité, p. 87

[4] Bertrand Méheust, Somnambulisme et médiumnité, p. 134

[5] A l'origine, les officiers de Śiva étaient appelés des « Mantras ». "On nomme ainsi ces âmes divines, car dans les rituels, elles sont invoquées sous la forme de formules sonores que l’on appelle justement des mantras". (Les stances sur la reconnaissance du seigneur avec leur glose, David Dubois)

[6] Extrait du Lotus blanc du Dharma authentique, section des Sūtra, volume JA, page 21b :
"Ceux qui construisent un monument en pierre
Avec les essences de bois aloès et santal
Ceux qui construisent un monument en pin
Ou avec d'autres essences de bois
Ceux qui maçonnent avec de la terre et des briques
Des monuments symbolisant le Victorieux et s'en réjouissent
Ceux qui les construisent avec des tas de sable
Quand ils se trouvent dans la solitude du désert
Ou les enfants qui en construisent par-ci par-là en jouant
Tous ceux qui construisent des monuments symbolisant le Victorieux
Même avec des tas de sable
Trouveront l'éveil."

[7] Ils se consacraient essentiellement à la manipulation des âmes et au contrôle des esprits. Strickman, p. 215

[8] Mantras et mandarin, Michael Strickman, p. 213-214

[9] phung po'i grong la rnam shes 'jug pa. « Grong » signifie village (grāma), un groupement de maisons. Dans cette expression, les cinq constituants psychophysiques (skandha) sont comparés à un village, dans lequel entre « le principe vital ». Mais de quelle nature est ce principe vital ?

[10] Michael Strickman, Mantras et mandarins, p. 139, traduction de E. Burnouf, Le Lotus de la Bonne Loi, p. 264

1 commentaire:

  1. Passionant, merci.

    Concernant le sujet étant capable de définir les plantes pouvant guérir les maladies, cela me rappelle les expériences vécue lors de la prise de la liane Ayahuasca.

    Tout se passe comme si le sujet avait accès à une connaissance intuitive, et explique comment un grand nombre de chamanes ont découvert leurs remèdes.

    Encore faut-il croire à ces expériences...

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