vendredi 28 septembre 2012

Flairer le bouddha



Extrait de As it is, volume 2 de Tulku Urgyen Rinpotché (1920-1996) :

«La première fois que nous recevons des enseignements, nous avons souvent droit à une explication globale de tous les sujets du Dharma, selon leur sens à interpréter ou leur sens définitif. Nous apprenons alors que le sens définitif est relatif à la nature de bouddha, l’essence de l’esprit, que l’on doit réaliser ultimement. Nous recevons un aperçu général et graduellement nous nous approchons de ce qui est de la plus grande importance dans tous les enseignements du Bouddha. Cela peut se réduire aux instructions de l’Introduction (T. ngo sprod), qui nous introduisent à la nature de l’esprit, la nature de bouddha, et qui nous permettent de la reconnaître.

Le moment de la reconnaissance, c'est comme si on flairait une piste

Un prédateur doit d’abord flairer le cerf, avant de pouvoir le traquer. L’Introduction permet à ce petit prédateur de flairer la nature de bouddha. Une fois que nous la flairons, il n’est pas très utile de continuer à spéculer à son sujet. Nous pouvons désormais la traquer. L’essentiel est de la flairer. Jusqu’à ce moment, on peut passer pas mal de temps à faire des analyses, mais dès qu’on l’a flairée, il n’est plus très utile de consacrer du temps aux spéculations intellectuelles.

Que faut-il comprendre par « flairer » ? A un certain moment,  votre maître se penche vers vous et vous dit: « Maintenant, nous deux avons besoin de parler un peu. Lorsque vous reconnaissez l’essence de l'esprit, que voyez-vous ? » Un bon disciple dirait: «Honnêtement, je ne vois rien. » Le maître répond: «Eh bien, c'est vrai, c'est vraiment comme ça. Votre nature est vide. Mais au moment même de reconnaître que votre esprit est vide, y a-t-il un blanc total, une absence ? Êtes-vous inconscient ? » Un bon disciple dirait: «Non, ce n’est pas le cas. J'éprouve ce qui est présent. » Le maître pourrait dire alors «N'est-il pas vrai que ce vide et la connaissance de ce qui est présent sont comme une unité, que l’un est toujours associé à l’autre ? » Le disciple répondrait : « Oui, c’est vrai. » Le maître continue : «Ce moment n’est-il pas un état vif et éveillé tout en étant vide, réellement sans attachement » ? C’est de cette manière que l’on est progressivement introduit au parfum de la nature de bouddha.

Après cela, il est inutile d’imaginer la traque du cerf, parce que le flair est là. On n'a plus besoin de se figurer comment serait la « connaissance vide » et de s’en faire une idée. Ni de se laisser aller à des fantaisies dont j’ai parlé ci-dessus, en s’imaginant l’aspect de la nature de bouddha et en la gardant présent à l’esprit. Une fois que nous avons été introduit à la nature de bouddha et que nous la reconnaissons, l’entraînement n’est pas une méditation qui consiste à imaginer la nature de bouddha. L’entraînement consiste à ne pas en perdre la trace, dans le sens de ne pas se disperser. Nous n’avons pas besoin d’imaginer la nature de bouddha, car elle est déjà présente. Il est inutile de la fabriquer. La vacuité qu’est la nature de bouddha est une vacuité qui est là d’origine ; la conscience est une conscience d’origine.  L’union de vacuité et de conscience est une unité qui est là d’origine, n’est-ce pas ? Ce n’est pas une union qui doit être fabriquée par la pratique. Ce fait deviendra absolument évident. La pratique de la méditation n’est plus un acte qui vise à rendre l’esprit vide et conscient, pas du tout.

Mais il arrive que l’on oublie cela, que nous nous dispersons. C’est là qu’intervient l’entraînement. Celui consiste simplement à la reconnaître de nouveau. Nous reconnaissons ce qui est déjà là. Puis, nous l’oublions de nouveau et nous nous laissons emporter à cause de l’ignorance dualiste et l’ignorance discursive. L’ignorance dualiste, qui connaît ce qui est présent à travers un sujet et un objet, n’est autre que perdre le flair, l’oublier, se disperser. L’ignorance discursive entre en jeu, quand nous commençons à réfléchir à ce par quoi nous étions dispersé. Cette double ignorance doit être éliminée. Elle n’est pas le fait de quelqu’un d’autre, elle ne vient pas de l’extérieur. Cette double ignorance est votre propre manifestation, tout comme votre ombre l’est de votre corps. C’est simplement la manifestation de l’essence même, mais projetée à l’extérieur.

L’entraînement consiste donc à simplement laisser s’effacer les fixations habituelles, en renouvelant la reconnaissance encore et encore. Plus nous nous entrainons de cette manière, plus cela deviendra facile. C’est un peu comme la mémorisation, mais pas tout à fait. Quand je récite la prière « Bouddhas des trois temps » plusieurs fois, je n’ai aucune besoin d’y penser en la récitant d’un bout à l’autre. Elle me vient automatiquement, parce qu’elle est imprimée dans la conscience fondamentale (S. ālaya). Il en va de même pour la reconnaissance. Quand elle devient stable, elle durera un peu, non pas par l’effort mais automatiquement.

C’est la dispersion qui crée une division entre ces deux états. Nous avons besoin d’une non-méditation sans dispersion. Quand vous récitez une prière par cœur, est-ce que vous avez besoin d’y penser ? C’est l’idée de l’automatisme. La non-dispersion devrait être automatique, sans avoir besoin d’une pensée délibérée. Pas besoin de se féliciter à chaque fois que l’on réussit. « Chouette, je reconnais la conscience et la vacuité indissociées. Je la reconnais encore ! » C’est une pensée discursive, n’est-ce pas ? Si vous connaissez la prière « Bouddhas des trois temps » par cœur, une fois que vous avez récité le premier vers « dus gsum sangs rgyas rin po che », avez-vous besoin de penser « Alors c’est quoi déjà  le vers suivant ? Ah oui, c’était ça ! » Vous n’avez pas besoin de penser ainsi. Quand vous connaissez une prière par cœur, il n’est pas besoin d’y penser. L’Intelligence (T. rig pa) n’a pas besoin de pensée discursive. Quand vous vous êtes habitué à utiliser l’Intelligence, c’est automatique.

Quand un maître montre à son disciple comment connaître la nature de bouddha directement, c’est comme faire flairer des pistes à un prédateur. Une fois que vous la flairez, vous l’avez. Le flair est là. Quand vous avez le flair du dharmakāya, il n’y a rien à voir. Quand vous avez le flair du sambhogakāya, même s’il n’y a rien à voir, il y a toujours conscience. Finalement, quand vous flairez le nirmāṇakāya, ces deux seront indissociables. Continuez à la flairer comme un prédateur traque du gibier dans les montagnes.

C’est assez étonnant n’est-ce pas ? C’est par cette voie que l’on peut devenir un bouddha.»

***

Traduction française quelque peu éditée par moi-même. La traduction anglaise se trouve sur le blog Digital Tibetan Buddhist Altar.

mercredi 26 septembre 2012

Ruysbroeck et les faux mystiques




Jean de Ruisbroek ou Jan van Ruusbroec (1293 - 1381), auteur d'onze traités mystiques et de nombreuses lettres, fut un prêtre béatifié en 1908 par le pape Pie X. Il vécut peu après l’ébullition mystique du nord et en tant qu'homme d'église, tout comme Eckhart avant lui, il a voulu y mettre de l'ordre. Rappelons qu'il vécut après la béguine Marguerite Porete "de Hainaut" (1250-1310) qui fut brûlée vive pour son Miroir des âmes simples et anéanties. Le concile de Vienne en Dauphiné (1311-1312) avait condamné officiellement la mystique nordique. Ruysbroeck devait donc faire attention où il mettait les pieds.
« Ruysbroeck met souvent ses lecteurs en garde contre les faux mystiques et ceux[1] qui ne vivent pas conformément à ce qu'ils prêchent. Il écrit, dans Les Noces Spirituelles: "Il y a des hommes qui paraissent bons, et qui cependant mènent une vie toute contraire à toutes les vertus. Que chacun donc s'examine et s'éprouve lui-même. Car quiconque n'est pas attiré ni éclairé de Dieu ne peut ressentir, ni la touche d'amour, ni la simple inclination amoureuse vers le repos de jouissance. Aussi ne peut-il s'unir à Dieu... Croyez que le repos pris de cette manière n'est point permis, car il cause en l'homme un aveuglement complet et une ignorance de tout savoir, en même temps qu'un affaissement sur soi-même qui exclut toute action. Ce n'est autre chose qu'une oisiveté stérile... Cela est très contraire au repos surnaturel que l'on possède en Dieu, et qui consiste à se fondre d'amour et à fixer d'une façon simple l'incompréhensible clarté."
Et toujours dans Les Noces Spirituelles: "Tous les hommes sont capables de découvrir et de posséder ce repos en eux-mêmes, par simple nature et en dehors de la grâce de Dieu... Mais ce n'est pas là que l'homme aimant peut se reposer; car la charité et la motion intime de la grâce de Dieu ne demeurent pas oisives; et c'est pourquoi l'homme intérieur ne peut durer longtemps en lui-même dans le repos naturel.. Le repos en Dieu doit toujours être cherché d'une manière active...
Les adeptes des sectes, hommes égarés dans le vide de leur propre essence veulent n'être bienheureux que dans les limites de leur pure nature. "La simplicité absolue qu'ils croient posséder, ils la regardent comme étant Dieu même, parce qu'ils y trouvent un repos naturel. C'est pourquoi ils pensent être Dieu, dans le fond de leur propre simplicité... et prétendent être dispensés de toute vertu... Ils demeurent oisifs et sans nul souci des œuvres de Dieu et de toutes les Écritures... Ils ont perdu Dieu... Volontiers aussi ils empruntent à l'Écriture des passages peu connus, qu'ils pourront interpréter à faux et d'après leur sens, afin de plaire aux hommes simples et de les attirer ainsi dans leur trompeuse oisiveté... Ils veulent enseigner et n'être instruits par personne, critiquer et ne recevoir aucun blâme, commander et n'avoir point à obéir... Ils veulent garder leur volonté propre et n'être soumis à personne. Voilà ce qu'ils appellent la liberté spirituelle..." (Le Livre de la plus haute vérité)
Ruysbrœck pense à certaines personnes dont la méthode, notamment celle du Libre esprit, "consiste en un repos silencieux du corps, sans travail, en un sentiment oisif et dépourvu d'images, tandis qu'ils sont tournés entièrement vers eux-mêmes... Ils se reposent en leur propre être qui devient leur idole, et il leur semble qu'ils possèdent et qu'ils sont un même être avec Dieu, et cela est impossible... Ces hommes misérables s'endorment et s'enfoncent eux-mêmes dans un repos tout naturel de leur être," sans amour et sans exercice de vertus. Ruysbrœck va donner quelques pistes pour discerner ces grandes erreurs et tentations.
Les quatre tentations
Ruysbroeck fustige d'abord violemment l'oisiveté.
– L'oisif, en effet, fait toutes ses actions par intérêt personnel. "Il se maintient sans cesse dans son esprit propre, sans oubli de soi.
– Il en est qui mènent une vie rude et pratiquent de nombreuses pénitences, pour avoir la réputation et le renom de grande sainteté, et mériter aussi bonne récompense...
– D'autres ont de grands désirs, demandant et souhaitant beaucoup de choses extraordinaires de la part de Dieu. Et c'est souvent pour eux une cause d'erreur, car il arrive parfois qu'ils obtiennent par l'intermédiaire du démon les choses qu'ils désirent... Un appétit désordonné les attire tout entier vers une délectation intérieure et une satisfaction spirituelle purement naturelles. C'est là ce qu'on appelle luxure spirituelle...
– Remplis aussi d'orgueil spirituel et de volonté propre, ces hommes peuvent même tomber en la possession du démon."
Une fausse perfection
Aujourd'hui, dit encore Ruysbrœck, on rencontre des hommes[2] "qui s'imaginent être parfaits, qui croient avoir découvert une manière d'être sans mode et s'y sont fixés sans l'amour de Dieu. Ils se considèrent eux-mêmes Dieu... Les sacrements et les pratiques de la sainte Église... les saintes Écritures et tout ce que les saints ont pratiqué depuis le commencement du monde, tout cela ils l'estiment comme peu de chose et de nulle valeur... Ils se figurent que dans l'éternité disparaîtra toute hiérarchie de vie et de récompense... qu'il n'y demeurera rien autre qu'un seul être essentiel éternel, sans distinction personnelle entre Dieu et les créatures. C'est bien là l'impiété la plus insensée et la plus perverse qui fut jamais parmi les païens, les juifs ou les chrétiens." (Les 7 clôtures). » Source : La voie mystique.
Dans son introduction à la traduction du Miroir de Marguerite Porete, Max Huot de Longchamp écrit :
« Ce qui reste des actes des différents procès, tout comme les articles du concile de Vienne, montre l'ampleur du malentendu. En gros, là où Marguerite Porete parle du dépassement de la vertu et de la morale, ses juges lisent une opposition à la vertu ; là où elle parle de l'union à Dieu, ils lisent une iden­tification à Dieu ; là où elle parle de paix intérieure, ils lisent un nihilisme pervers ; là où elle parle d'ado­rer Dieu en esprit et vérité, ils comprennent le renie­ment sacrilège des institutions chrétiennes. Aucune des mises en garde de Marguerite Porete elle-même n'aura servi,... »
Malgré la prudence de Ruysbroeck, qui n'était pas inquiété de son vivant, Jean de Gerson (1363-1429), qui prônait "le retour à la foi pure" et qui était allergique au néo-platonisme, détecta du panthéisme dans L’Ornement des noces spirituelles de Ruysbroeck et fut apparemment suivi en cette opinion par Jacques « tous les hommes naissent sujets » Bossuet .

mardi 25 septembre 2012

Les aliments


Je viens de découvrir la notion d’aliments dans le bouddhisme par deux biais différents. Le très intéressant Phagguna Sutta (signalé sur le blog d’Eternal now) et un passage dans La saveur de l’immortel (la version chinoise de l’Amṛtarasa de Ghoṣaka) traduit en français par José van den Broeck (Louvain). La traduction française du sutta (à partir de la traduction anglaise de Thanissaro Bikkhu et de Nyanaponika) est publiée sur le site Forumetta.
« Demeurant à Savatthi, "Moines, il y a quatre nutriments qui contribuent au maintien des êtres en vie ou qui fourniront le support aux êtres à renaitre. Quels sont les quatres ?
un est le nutriment des aliments grossiers ou fins, deux est le nutriment du contact, trois est le nutriment de l'intention volitionnelle, quatre est le nutriment de la conscience. Ce sont quatre nutriments qui contribuent au maintien des êtres en vie ou qui fourniront le support aux êtres à renaitre. 
Après ces paroles, le Ven Moliya Phagguna adressa au Bienheureux en ces mots :
"Seigneur, Qui se nourrit du nutriment de la conscience ? "
"La question n'est pas correcte" disait le Bienheureux "Je n'ai pas dit "Il se nourrit". Si je disais cela, alors la question "Qui se nourrit" serait correcte. Mais comme je n'ai pas dit cela, la question correcte est "Le nutriment de la conscience est pour quoi ?" et la réponse correcte est "le nutriment de la conscience est la condition pour la future renaissance d'une existence. Quand cela existe, alors les six bases apparaissent aussi. Et conditionné par les six bases, apparait le contact. 
"Seigneur, Qui a le contact ?"
"La question n'est pas correcte" disait le Bienheureux "Je n'ai pas dit "Il a le contact". Si je disais cela, alors la question "Qui a le contact" serait correcte. Mais comme je n'ai pas dit cela, la question correcte est "Quelle est la condition du contact ?" et la réponse correcte est "les six bases sont la condition du contact, et le contact est la condition de la sensation". 
"Seigneur, Qui a la sensation?"
"La question n'est pas correcte" disait le Bienheureux "Je n'ai pas dit "Il a la sensation". Si je disais cela, alors la question "Qui a la sensation" serait correcte. Mais comme je n'ai pas dit cela, la question correcte est "Quelle est la condition de la sensation?" et la réponse correcte est "le contact est la condition de la sensation, et la sensation est la condition de la soif (avidité)". 
"Seigneur, Qui a soif ?"
"La question n'est pas correcte" disait le Bienheureux "Je n'ai pas dit "Il a Soif". Si je disais cela, alors la question "Qui a Soif" serait correcte. Mais comme je n'ai pas dit cela, la question correcte serait "Quelle est la condition de la Soif?" et la réponse correcte est "la sensation est la condition de la Soif, et la Soif est la condition de l'appropriation". 
"Seigneur, Qui s'approprie ?"
"La question n'est pas correcte" disait le Bienheureux "Je n'ai pas dit "Il s'approprie". Si je disais cela, alors la question "Qui s'approprie" serait correcte. Mais comme je n'ai pas dit cela, la question correcte est "Quelle est la condition de l'appropriation?" et la réponse correcte est "l'avidité est la condition de l'appropriation, et l'appropriation est la condition du processus du devenir". Tel est l'origine de tout ce monceau de souffrances. 
C'est par l'extinction complète, la cessation complète de ces six bases que le contact cesse. Par la cessation du contact, la sensation cesse. Par la cessation de la sensation, l'avidité cesse. Par la cessation de l'avidité, le processus du devenir cesse. Par la cessation du processus du devenir, cesse la naissance. Par la cessation de la naissance, cessent la viellesse,la maladie, la tristesse, les lamentations, la souffrance, la détresse et le désespoir. Telle est la cessation de tout ce monceau de souffrances. »
Ce texte donne beaucoup de matière à réflexion sur plusieurs thèmes différents. J’essaierai d’en exploiter quelques-uns.

Les nutriments ou aliments ont pour fonction d’alimenter, d’apporter, afin d’entretenir. Entretenir quoi ? Généralement, pour entretenir le corps. Or, dans le bouddhisme (tardif), le corps ne se limite pas au corps physique. Les trois, quatre, cinq corps d’un bouddha sont l’équivalent « éveillé » des mêmes « corps » chez les êtres « ordinaires ». Le corps physique, le corps verbal, le corps mental, le corps de connaissance… Il s’agit en fait d’ensembles. Des ensembles de qualités, physiques, verbales, mentales, conscientes qui sont comme autant de couches de l’être. Ces ensembles doivent être alimentés pour se maintenir. Ou plutôt sont alimentés constamment par l’ignorance (S. avidyā) et par l’habitude. En coupant l’alimentation par les quatre types d’aliments, l’existence et donc la (re)naissance s’arrêtera. C’était l’objectif de nombreuses sectes de renonçants, parmi lesquels les jaïns et les bouddhistes, initialement. Car il est aussi possible de « laisser en place » le processus d’alimentation et donc d’entretenir les corps, mais en éliminant à chaque stade l’ignorance en la remplaçant par la connaissance (S. prajñā). C’était à peu près le projet de l’abhidhamma.

Il ne s'agit pas dans ce sutta et dans la Saveur de l'immortel des trois portes ou des quatre corps, mais de quatre types d'expériences qui alimentent l'existence : sensible (objectif), sensible/intelligible ("contact" on pourrait dire "mixte") (subjectif), intelligible, conscience.

La traduction chinoise de la Saveur de l’immortel date du 3ème siècle. Les quatre types d’aliments (S. āhāra) sont présentés ainsi (traduction de José van den Broeck) :
1. aliment en bouchées (kavaḍīkārāhāra)
2. aliment-contact (sparśāhāra)
3. aliment-pensée (manaḥsaṁcetanāhāra)
4. Aliment-connaissance (vijñānāhāra).
« L’aliment en bouches se trouve exclusivement dans le monde du désir, tandis que les trois autres aliments se trouvent exclusivement dans le monde de la matière subtile et dans le monde immatériel.
L’aliment en bouchées est le plus grossier. L’aliment-contact est subtil, l’aliment-pensée plus subtil encore et le plus subtil est l’aliment-connaissance
. »[1]
Une deuxième remarque sur le Phagguna Sutta est que le bouddha y recadre toutes les questions de type « qui », suggérant qu’il y ait bien quelqu’un ou quelque chose de positif, qu’il suffit simplement d’identifier correctement. Mais chez le bouddha, point d’identification ou appropriation. Quand Abhinavagupta posait la question :
« Qui, étant doué de conscience,
Pourrait bien être en mesure d'établir ou de réfuter (l'existence) du sujet connaissant,
De l’agent, de notre Soi
Du Grand Seigneur toujours déjà établi
» (Méditation sur les Stances pour la reconnaissance du Seigneur en soi, traduction de David Dubois)
Le bouddha aurait recadré la question avant de répondre. Aucune expérience, ni même celle de la conscience, ne s'approprie.



[1] Le saveur de l’immortel, José van den Broeck, Louvain, p. 99-101.

lundi 24 septembre 2012

Fraternités


Lambert le bègue


Lambert le bège (1131-1177) est pensé être à l'origine du  mouvement béguinal dans les Pays-Bas méridionaux. "Devenu clerc il est d’abord en fonction dans la paroisse de Saint Martin en l’île de Liège. Transféré à Saint-Christophe, il y inaugure une approche pastorale qui a du succès. Il traduit en langue vulgaire des textes du Nouveau Testament pour les rendre accessible au peuple, dirige spirituellement des jeunes dames pour lesquelles il écrit des 'vies de saints' et promeut un style de vie nettement évangélique. Une communauté religieuse se forme autour de l’église Saint-Christophe. C’est l’origine du premier béguinage de la Principauté de Liège (et de l’ensemble des Pays-Bas)"[1].

Ce Lambert le bège  precha également contre les abus et les vices du clergé, il protesta contre la simonie,  "l’achat et la vente de biens spirituels, tout particulièrement d'un sacrement et, par conséquent, d’une charge ecclésiastique". Comme on peut s'y attendre, il avait de nombreux adversaires ce qui l'incita à écrire une défense de ses théories sous le titre "Antigraphum Petri". Il fut condamné pour hérésie et emprisonné.
Mais le mouvement béguinal était lancé et continua à se développer au cours du treizième siècle.

L'idée de vivre en des communautés de laïcs, "non ascétiques", n'avait rien d'extraordinaire dans le christianisme. Saint Augustin dans les Confessions parle de son projet de s'installer avec plusieurs amis et leurs familles en partageant tout.
"Notre dessein était de mettre en commun tout ce que nous possédions ; de ne faire plus qu'une famille de toutes nos familles différentes, afin que l'amitié qui résolu de vivre en repos en quelque lieu à l écart. Notre dessein était de mettre en commun tout ce que nous possédions de ne faire plus qu une famille de toutes nos familles différentes afin que l'amitié qui formait l'union de nos cœurs empêchât la division de nos biens et qu ainsi nul de nous n ayant rien de propre toutes choses fussent à tous en général et à chacun en particulier. Nous étions environ dix personnes qui croyions pouvoir vivre dans cette société et il y en avait de fort riches mais particulièrement un nommé Romanien qui était de la même ville que moi et mon intime ami dès mon enfance." (St Augustin, Les confessions, livre VI, chapitre XIV)  
Le spectre du "panthéisme" est sans doute apparu au douzième siècle avec Amaury de Chartres, mort en 1207. Ses nombreux disciples, parmi lequel David de Dinan, furent appelés Amauriciens, mouvement condamné par le IVe concile du Latran.  Ses trois thèses principales :
1. que Dieu est tout (omnia sunt deus) et ainsi que toutes les choses sont identiques, car tout ce qui est, est Dieu (omnia unum, quia quidquid est, est Deus).
2. que tout chrétien doit croire qu'il est un membre du corps du Christ, et que cette croyance est indispensable à son salut.
3. que celui qui reste dans l'amour de Dieu est incapable de péché.[2]
Sensiblement dans la même zône géographique, qui devait sacrément sentir le souffre, s'est développé ensuite le mouvement des Frères du Libre Esprit ("Turlupins"), autour d'un personnage du nom d'Ortlieb de Strasbourg.  Leur théorie principale semble se rattacher à la troisième thèse d'Amaury tout en en tirant des conséquences : "la conscience de l'identité substantielle avec Dieu rend l'homme libre; et cette liberté consiste en la suppression du remords ; nulle loi n'existe plus pour un tel homme."  " L'autorité ecclésiastique sévit contre eux par le fer et le feu, jusque vers 1430". "La persécution qu'ils s'attirèrent fit qu'ils cherchèrent un refuge dans les béguinages, sous le couvert desquels ils propagèrent leurs doctrines, et dont ils contribuèrent à corrompre les moeurs".

En 1324, l’empereur Louis de Bavière, fut excommunié par le pape Jean XXII, installé à Avignon sous la pression de Philippe-le-Bel. En Allemagne, les prêtres désertèrent les églises et abandonnèrent le peuple excommunié. Dans le vide ainsi apparu, de nouveaux courants se développèrent.
"Une apparition encore plus intéressante vers le milieu de ce siècle fut la société secrète des Amis de Dieu récemment mise en lumière par les travaux de M Ch Schmidt de Strasbourg Elle fut créée par la vaste influence d'un simple laïque Nicolas de Bâle [brûlé à Vienne en Autriche] dont la piété profonde éveillée par la vue des maux dont souffrait la chrétienté sut faire naître dans beaucoup d'âmes le besoin d une communion plus intime avec Dieu par l'acceptation joyeuse des souffrances et le renoncement à soi même De nombreuses réunions d 'Amis de Dieu se formèrent dans les villes le long du Rhin en Bavière et jusqu en Hongrie et autour de Nicolas lui même se groupa un cercle plus restreint d'amis dont l'unique préoccupation entretenue par des visions et des révélations célestes fut le relèvement des âmes et la réformation de l'Église. Nicolas de Bâle et les  Amis de Dieu occupent une place marquante dans la liste des pieux témoins qui ont préparé les voies au seizième siècle. Un des efforts non moins importants de ce réveil général de la conscience religieuse fut vers la fin du quatorzième siècle l'association des Frères de la vie commune fondée dans les Pays Bas par Gerhard Groot et par son disciple Florent Radewin sous l'influence du mysticisme de Jean Ruysbrock. Cette association se composait de clercs et de laïques réunis par le désir d'une commune édification au moyen d'une étude sérieuse des Saintes Écritures et des Pères et s efforçant de réaliser entre eux et au dehors le principe de l'amour chrétien sans se soumettre à aucun vœu monastique. Le travail des laïques suffisait à l'entretien de la maison, les clercs instruisaient les laïques, on lisait la Bible dans des réunions pieuses auxquelles le peuple pouvait prendre part et l'on travaillait activement à l'édification et à l'amélioration des classes inférieures par la composition et la diffusion de traités religieux. Une institution aussi bienfaisante et qui répondait si parfaitement aux besoins du peuple se répandit vite en Allemagne." (Essai sur le mysticisme spéculatif de maitre Eckhart, Auguste Jundt p. 17)

***

Illustration : Lambert le bège 

[1] Lambert le bège (en anglais)
[2] Amaury de Chartres/Almaric of Bena (en anglais)

dimanche 23 septembre 2012

Avant Eckhart



"Ce mysticisme métaphysique, qui prit au XIVe siècle son plus grand essor, et qui, au moins dans son expression, se confondit chez plusieurs de ses principaux partisans avec le panthéisme, se rattachait au Pseudo-Denys et à Scot Érigène; il avait toujours existé à côté de la scholastique et du mysticisme scholastique, mais sous une forme réprouvée par l'Église : enseigné par Amaury de Bène et ses disciples, il était devenu la propriété de la secte des Frères du libre esprit ou des Béghards. Amaury de Bène et David de Dînant avaient renouvelé la doctrine de l'unité absolue et du développement successif de l'être. Dieu, suivant eux, est l'essence de tout, il est tout, tout est Dieu. Quoique condamnées, ces doctrines s'étaient rapidement propagées; David de Dinant les avait exposées dans des livres écrits en français. Déjà, vers 1216, des opinions semblables avaient été soutenues à Strasbourg par un certain Ortlieb, et proscrites comme hérétiques. Bientôt la secte des Ortliebiens, ou des Frères du libre esprit, comme elle s'appelait, avait rempli toute l'Allemagne, et se montrait fréquemment aussi en France. Pendant tout le cours du XIIIe siècle, elle avait été persécutée, mais jamais extirpée. Le fond de sa doctrine était un mysticisme panthéiste,mais étranger à toute tendance scientifique, et souvent assez grossier dans sa forme populaire. Au commencement du XIVe siècle, les Frères du libre esprit étaient plus nombreux que jamais , notamment dans les villes des bords du Rhin , depuis longtemps les siéges principaux des sectes hérétiques. Suivant une circulaire de l'évêque de Strasbourg, de 1318, ils enseignaient alors que Dieu est tout ce qui est, qu'il est même le principe de tout; qu'il n'y a nulle différence entre le Créateur et la créature ; que le but de l'homme est de s'unir avec Dieu de manière à perdre en lui son être particulier; que, parvenu à cette union, l'homme n'est pas seulement semblable à Dieu, mais Dieu lui-même par nature et sans différence , créateur, éternel; que cette union peut s'accomplir déjà dans cette vie, et qu'alors l'homme acquiert la vraie liberté de l'esprit, consistant à ne plus être soumis à aucune loi extérieure, soit civile, soit ecclésiastique ou morale ; qu'il peut faire dès lors tout ce qu'il veut, attendu que ce n'est plus lui, mais Dieu qui le fait."

(Études sur le mysticisme allemand au XIVe siècle, Charles Schmidt)

***

Le jardin des délices, Jérôme Bosch, 






Dieu est partout ?



Quand on aime les écrits d'auteurs dits mystiques, quelque soit la religion d'où ils viennent, on aime peut-être aussi l'idée que l'expérience spirituelle ou mystique précède le religion. Mais rien n'est moins sûr. Peut-être il en va du religieux et du spirituel comme avec la poule et l'oeuf. Les deux semblent cependant partager un sentiment d'appartenance. L'appartenance à un groupe, un lieu, une culture, ou l'appartenance à quelque chose qui dépasse tout cela et qui en est la source, que celle-ci soit réifiée, définie positivement ou non, immanent ou transcendant.

Il semble être évident que le religieux soit la norme et que le spirituel se définie souvent par rapport à lui, ou s'y appuie. Si le spirituel connaît un essor, il sera rapidement récupéré par le religieux et englouti par lui. Mais un spirituel qui se montre et se développe est déjà dénaturé et en train de se transformer en religieux.

Quand le sentiment spirituel crée une tension intérieure par rapport au religieux dominant et qu'il s'extériorise et devient rébellion, une nouvelle ramure peut prendre naissance. Le spirituel serait-il la sève du religieux ? Ou une déviation dangereuse s'il n'est pas bien encadré ? De toute façon, il semble échapper au contrôle du religieux qui veille toujours et le recadre dès qu'il peut et avec tous les moyens.

Le spirituel est assez mal documenté. C'est difficile pour ce qui est au fond et au départ un ressenti intérieur. Et comme l'histoire est toujours écrite par les vainqueurs, il faut souvent le deviner dans les procès-verbaux officiels rédigés par les clercs religieux. On voit alors apparaître l'accusation de panthéisme. Dieu est partout, y compris dans la rue et même dans les bas fonds. Cela n'est évidemment pas au goût des seigneurs et du clergé, des kṣatriya et des brâhmanes, des empereurs mongols et leurs mandarins, des rois tibétains et leurs prêtres royaux (T. sku gshen), respectivement les représentants séculiers et religieux officiels de Dieu. Pourquoi ? Parce que les symboles servent à créer du lien afin d'unir des gens séparés. Cela est raconté dans les mythes. Autour d'un dieu, d'un groupe, d'un lieu, d'une langue, d'une culture... Les symboles faisant l'objet d'un culte bien précis ne peuvent pas être l'usufruit de Pierre, Paul et Jacques. Ou seulement par l'intermédiaire d'experts.

Le spirituel est hautement politique et les politiques ne s'y trompent jamais. Le spirituel serait-il synonyme de liberté (voire d'égalité et de fraternité) ?  


samedi 15 septembre 2012

Métamorphoses



Tout corps (S. rūpa) est difforme par rapport à la forme réelle (S. svarūpa). Le saint difforme Aṣṭāvakra (T. bram ze brgyad gug), « Huit fois difforme », à qui l’on attribue l’Aṣṭāvakra-Gītā, aurait accepté ou même souhaité naître avec ses huit plis ou handicaps. Tout cela est évidemment hautement symbolique, car comme l’indique la Bhagavad-Gītā, VII, 4-5 :
« Terre, Eau, Feu, Air, Ether, Pensée, Conscience et sens du Moi, telles sont les huit divisions de la Nature (S. prakti).[1] »
L’idée de la difformité comme la situation par défaut se trouve aussi dans le taoïsme et notamment dans le Tchouang-tseu/ Zhuangzi, où est raconté la délicieuse anecdote suivante, une de mes préférées.
« Tseu-sseu, Tseu-yu, Tseu-li et Tseu-lai se disaient « Celui qui considère le néant comme sa tête, sa vie comma son épine dorsale et la mort comme ses fesses, qui estime que la mort et la vie, la possession et la perte ne sont qu'un, celui-là est notre ami. »
Les quatre hommes se regardèrent en riant, tombèrent d'accord et furent amis.
Peu de temps après, Tseu-yu tomba malade et Tseu-sseu alla le voir.
« Grand est le créateur, il m'a rendu difforme », dit le malade.
Son dos était bossu, ses cinq viscères se trouvaient en haut de son corps ; son menton descendait jusqu'à son nombril; ses épaules étaient plus hautes que son crâne; ses vertèbres ramassées pointaient vers le ciel. Celai venait du désaccord entre le principe de l'obscurité et celui de la lumière.
L'esprit calme, le malade se traîna jusqu'au puits pour s'y regarder et déclara :
« Hélas, le créateur m'a rendu bien difforme.
—           En as-tu horreur? demanda Tseu-sseu.
—           Pourquoi en aurais-je horreur? répliqua le malade. S'il plaît au créateur de transformer mon bras gauche en un coq, je chanterai pour annoncer l'aube; s'il transforme mon bras droit en arbalète, j'abattrai la caille; s'il transforme mes fesses en roues et mon âme en cheval, je m'attellerai. D'ailleurs le gain dépend de certaines circonstances, la perte obéit à d'autres circonstances. Quiconque s'adapte à elles ne saurait être envahi, ni par la tristesse ni par la joie. C'est ce que les Anciens appelaient " détachement du lien " ; qui ne peut se détacher est lié par des choses et jamais les choses n'ont triomphé du ciel. Pourquoi aurais-je horreur de mourir? »
Plus tard, Tseu-lai tomba malade. La respiration haletante, il était près de mourir. Sa femme et ses enfants l'entouraient en pleurant. Tseu-li était allé le visiter, et leur dit :
« Retirez-vous, ne lui faites pas craindre la transformation. » Puis appuyé contre le montant de la porte, il dit à Tseu-lai : « Grand est le créateur ! Que fera-t-il de toi? Où t'enverra-t-il? Fera-t-il de toi le foie d'un rat ou la patte d'un insecte?
—           Les parents peuvent envoyer leurs fils n'importe où, dit Tseu-lai, celui-ci n'a qu'à obéir. Le pouvoir de la lumière et de l'obscurité sur l'homme n'est-il pas plus fort que celui des parents sur leur fils? Si l'obscurité et la lumière me conduisent vers la mort et que je résiste, je suis un rebelle. Elles ne commettent aucun crime envers moi. La terre m'a donné un corps, la vie m'a fatigué, la vieillesse a relâché mon activité et la mort me donnera le repos. Bénie soit ma vie et du fait même, bénie soit ma mort ! Prenons le cas d'un grand fondeur occupé à couler le métal en fusion. Si une partie de ce métal se séparant du reste lui disait : « Moi je veux devenir une épée célèbre », le grand fondeur verrait certainement là une inconvenance néfaste. De même, si un mourant disait : « Je veux rester un homme », le créateur le trouverait également d'une inconvenance néfaste. À vrai dire, le ciel et la terre sont la grande fonderie où le créateur opère les métamorphoses. Quelle que soit la situation, nous devons en être satisfaits. En un moment chacun de nous s'éveille, en un moment il s'endort. » (Philosophes taoïstes, Tchouang-Tseu traduit par Liou Kia-hway, relu par Paul Demiéville, Pléiade, 132-133)
La Nature (prakti) est la manifestation de la conscience (éveillée ou non). La Nature est son mouvement perpétuel, une transformation constante. Panta rei, tout s’écoule (Omnia mutantur), comme un flot de métamorphoses. Toutes les métamorphoses, quelles qu’elles soient, sont alors « difformes » par rapport à leur essence, qui n’a pas de forme spécifique mais peut prendre toute forme. Le corps est alors le carrefour où tout s’écoule. Entre l’embryon, le nourisson, l’enfant, l’ado, l’adulte, le vieillard, le corps sans vie, quelle est la forme véritable ?
« Car on voit bien un penseur comme Zhuangzi attaché à faire découvrir au sein de la réalité humaine un autre ordre que celui du physique et du tangible: où l'on «garde l'Originel» en soi au point de ne plus avoir «peur», voire où l'on «domine l'univers entier» et «recueille en soi tous les êtres», faisant seulement de cette «ossature du corps» le lieu de son «hébergement», tenant l'«audible» et le «visible» pour de purs «phénomènes» et même «son esprit ne mourant jamais…»
Et
« Il est, en effet, question de tant d'amputés, de bossus, de crochus, de goitreux et d'estropiés dans le Zhuangzi, d'individus complètement difformes mais élevés au rang de personnages conceptuels, qu'on ne peut douter de l'effort qui est fait ici pour tourner l'esprit vers un «au-delà» de la forme et du sensible. »[2]

Illustration : Estampe de CALLOT Jacques, Les Gobbi : Nain bossu avec le pied droit en avant (17e siècle, musée de Vendôme

MàJ07032016 La concentration de la marche héroïque (sct. Śūrāṅgamasamādhisūtra tib. dpa’ bar ‘gro ba’i mdo) recommande 100 actions à un bodhisattva.

N° 88 "Manifester toutes sortes d'infirmités, se faire boiteux (khañja), sourd (badhira), aveugle (andha) et muet (mûkha) pour mûrir les êtres (sattvaparipâcanârtham)."

Traduction Etienne Lamotte (p. 139)
 



[1] Bhūmir āpo ‘nalo vāyu kha mano buddhir eva ca/ ahakāra itīya me bhinnā praktir aṭadhā//
[2] Nourrir sa vie, à l’écart du bonheur François Jullien, Seuil, p. 63-64

jeudi 13 septembre 2012

Le Dalai Lama sur Facebook




Lundi 10 septembre, le Dalai Lama écrit sur sa page Facebook :
"Toutes les grandes religions du monde, qui mettent l'accent sur l'amour, la compassion, la patience, la tolérance et le pardon peuvent et doivent promouvoir leurs valeurs intérieures. Mais la réalité du monde actuel est qu'il est désormais inadéquat de fonder l'éthique sur la religion. C'est pourquoi je suis de plus en plus convaincu qu'il est temps de trouver d'autres façons de penser la spiritualité et l'éthique, en dépassant tout à fait la religion."
Il avait déjà écrit auparavant :
"Ma confiance en la science se base sur ma croyance fondamentale que, tout comme la science, le bouddhisme aspire à la compréhension de la nature de la réalité par des moyens d'investigation critique : si l'analyse scientifique devait démontrer que certaines revendications dans le bouddhisme étaient fausses, nous devrions accepter les conclusions de la science et abandonner ces revendications." [1]



***

Article de Jason Derr dans le Huffington Post (en anglais)

MàJ : Le Dalai-Lama, à  Brown university à Rhode Island (USA), dit d'oublier les différences entre les religions, les races et les nationalités. Hilarité sur la façon de prononcer "forget it", proche de "f**k" it.

MàJ06112012 How to get rid of religion :

Citation souvent citée (mais sans source) : "We can live without religion and meditation, but we cannot survive without human affection."

MàJ25122012 : Benoît XVI :

"Aujourd’hui, a-t-il remarqué, des courants de pensée répandus soutiennent" (...) que "les religions, en particulier le monothéisme, seraient la cause de la violence et des guerres. Il conviendrait avant tout de libérer l’humanité des religions. Le monothéisme, la foi dans le Dieu unique, serait tyrannie, cause d’intolérance".
"Dans l’Histoire, a reconnu le pape, le monothéisme a servi de prétexte à l’intolérance et à la violence" et "une religion peut devenir malade (...) quand l’homme pense devoir prendre lui-même en main la cause de Dieu, faisant ainsi de Dieu sa propriété privée".
"Il n’est pourtant pas vrai que le 'non' à Dieu rétablirait la paix. Si la lumière de Dieu s’éteint, la dignité divine de l’homme s’éteint", a-t-il tranché, exprimant son inquiétude sur la société contemporaine.
BFMTV

[1] Dans The Universe in a Single Atom: The Convergence of Science and Spirituality. "My confidence in venturing into science lies in my basic belief that as in science so in Buddhism, understanding the nature of reality is pursued by means of critical investigation: if scientific analysis were conclusively to demonstrate certain claims in Buddhism to be false, then we must accept the findings of science and abandon those claims."

Le spirituel et le religieux


Le religieux et le spirituel ne sont pas la même chose. L’expérience spirituelle est tournée vers « l’intérieur », vers l’invisible. Le religieux part de l’expérience spirituelle et tente de rendre visible l’invisible. Parler de l’expérience spirituelle, la nommer, est déjà s’en éloigner. Tout en s’en éloignant, on pourrait cependant dire que c’est une sorte de retour à la source, à laquelle on peut donner divers noms : Dieu, l’être, la vacuité… Quand on en fait un objet, c’est pour en faire quelque chose. Tout objet naît d’ailleurs d’un besoin ou d’une impulsion. Sans ce besoin, même « le spirituel » n’existerait pas. Une fois qu’il est un objet, d’abord symbolique, il devient manipulable. Il peut alors faire l’objet d’un culte, d'un stage, on peut le poser quelque part, l’accrocher, le transporter, le montrer, le prendre en photo, le transmettre, le vendre, en faire un produit, une commodité etc.

Du moment que le spirituel, devient un objet, on entre dans la religion. Et la religion, dit Régis Debray[1], est tourné vers le collectif. Elle cultive « l'union de l'individu à son milieu, en constellant son environnement de temples, calvaires, mosquées ou synagogues, en donnant une école à ses enfants, et une tombe au géniteur. Assumant jusqu'au bout « l'inchronisation » de l'Éternel, le travail religieux assume la chair du monde pour en faire lever la pâte. Il ajoute à la fusion des cœurs l'agencement des jours, en renforçant la cohésion du groupe par toutes sortes de pratiques dévotionnelles, où chacun retrouve chacun. Le spirituel s'arrache à l'espace quotidien ; le religieux l'occupe. »

Et encore :
« Le spirituel se prépare à la mort, le religieux prépare les obsèques. Aux méditations solitaires de l'un répond le soin que prend l'autre de la liturgie — étymologiquement, le service du peuple [T. gzhan don]. Il y a des religions sans orthodoxie, il n'en est pas sans orthopraxie — régulation des conduites dont le spirituel peut se passer. On reconnaît ce dernier à ceci qu'il récuse les définitions (à commencer par celle du spirituel), les momeries, les corsets, les passeports et le droit canon. C'est un transfrontières. L'expérience vécue d'union avec le divin traverse les cultures du monde. Aussi les spirituels de toutes confessions peuvent-ils se réunir, à Fès ou ailleurs, de préférence en musique, langue fusionnelle et sans âge. Les religieux n'ont pas la même latitude. Captifs, malgré qu'ils en aient, d'une mémoire et d'un sol, ces conducteurs d'hommes se doivent d'abord à leurs dogmes, leurs bannières et leurs fidèles. »


[1] Régis Debray, Le feu sacré, fonctions du religieux, folio essais, p. 31-35

mercredi 12 septembre 2012

Après le mahayoga et avant le nyingthik



Sam van Schaik, un éminent tibétologue et gestionnaire de International Dunhuang Project (IDP), a rendu accessible sur son blog Early Tibet, un article sur les sources du Mahāyoga (T. rnal 'byor chen po). La source principale pour les définitions utilisées dans cet article est un manuscrit de Dunhuang intitulé Somme de la vue du Mahāyoga (T. ma ha yo ga'i lung du bsdus pa), réf. IOLTib J 436, datant de la fin du 10ème siècle.[1]

Le manuscrit se divise en six sections, parmi lesquelles des louanges à Śrī Heruka et Vajrasattva (T. byang chub sems [pa] rdo rje la bstod pa) et un rituel de réparation des engagements endommagés (T. dam tshig nyams la bskang ba'i 'thol bshags).

La Somme comporte six parties :
1. La vue du Mahāyoga qui est principalement la condensation des cinq famille de divinités en une seule méthode (T. rigs Inga tshul gcig du lta), celle du Mahāyoga.
2. Les 28 engagements (S. samaya) du Mahāyoga, 3 engagements primaires et 25 (5x5) secondaires.
3. Les quatre stades de l’union rituelle (T. sbyor ba)
4. Les résultats de l’union rituelle, parmi lesquel la subjugation des quatre māra (T. bdud bzhi), emblématiques de la pratique de gcod, apparue au 11ème siècle.
5. Le rituel de libération (T. sgrol ba), qui se divise en la libération de soi et la libération forcée d’autrui. La libération de soi passe par l’approche de la divinité (lévitation à quatre doigts du sol) et l’élucidation des tantars. La libération d’autrui est l’assassinat de Maheśvara, alias Śiva.
6. Une explication des trois absorptions. Ici sur 1. l’ainsité (T. de bzhin nyid), 2. la manifestation intégrale (T. kun tu snang ba) et 3. sur la cause (T. rgyu). Ces trois absorptions sont un développement plus tardif des cinq manifestations éveillées (S. abhisambodhi T. mngon byang) du Tattvasamgraha.

Les mots clé du Mahāyoga sont un, union, unification et mode uni (T. tshul gcig). La multiplicité anxiogène n’est au fond que la manifestation de l’un apaisant et cette prise de conscience passe par des exercices spirituels de création (T. 'phro, bskyed) et de résorption (T. 'du) associés à des rites issus du fonds commun tantrique. Le chiffre cinq est celui de la pentade omniprésente dans la pensée indienne. Le bouddha avait laissé en place la multiplicité en précisant qu’elle n’était ni moi, ni mien et sans définir ce « moi » présent en creux. Avec les tantra a surgi un sixième élément positif, qui était en fait l’un, sous-jacent à la pentade qui représente le multiple. Dans le Mahāyoga, ce sixième deviendra l’objet d’un culte sous le nom de Vajrasattva.

Par la suite, il y avait des multiples réactions contre le Mahāyoga. Ses rites n’étaient pas conformes au vinaya. Il y avait toujours au Tibet des moines de la branche du vinaya Mūlasarvāstivādin, aussi appelé "le vinaya oriental", qui essayaient de restaurer et d’étendre leur influence. Ils ne voyaient sans doute pas d’un bon œil ces bouddhistes libertins. Le Mahāyoga qui se pratiquait de façon décentralisé sous la forme de « religions de village » autour de chefs charismatiques était imperméable à toutes sortes d’influences tout en échappant au contrôle royal. Il avait besoin d’être réencadré, ce qui ressort de l’épsiode de l’invitation d’Atiśa.

Simultanément, il semble avoir existé un autre courant, qui se servait des idées du Mahāyoga mais en le délestant du côté rituel. Selon van Schaik[2], la fonction primitive de la Complétude universelle était d’être un mode (T. tshul) de la pratique d’une divinité, ou une vue sur laquelle il fallait s’appuyer tout le long de cette pratique, qui consistait en trois phases : création (T. bskyed), complétude (T. rdzogs) et complétude universelle (T. rdzogs chen). La phase de projection (T. ‘phro) correspond au premier et la phase de résorption (T. ‘du) à la deuxième. Selon la vue du Mahāyoga, les cinq familles (la multiplicité) sont dite être en mode uni (T. tshul gcig) « quand les grands éléments (T. ‘byung po) sont absorbés en l’un, ils sont en complétude intégrale (T. kun rdzogs). C’est la Mère/le principe féminin (T. yum) ». La mère de tous les tathāgatas. Tout corps (T. gzugs) issu d’elle est le Père/le principe masculin (T. yab). »[3] Ce principe masculin est, selon son type d’activité ou famille, un des cinq chefs de famille (T. rigs bdag). 

Mais à un certain point, il semble bien que la vue de la complétude universelle ait commencé une carrière solitaire en se séparant des deux phases ou plutôt en les dépassant et en devenant la complétude universelle : la complétude dans la manifestation même, ou sous-jacente aux deux phases. Tout courant doit s’appuyer sur un texte révélé (S. āgama T. lung) et un des textes révélés du nouveau courant est le Discours du roi pancréateur (T. kun byed rgyal po’i mdo). Comme dans beacoup de nouveaux systèmes dépassant les anciens, l’autorité du nouveau système s’adresse à l’autorité de l’ancien. Dans le cas du Mahāyoga, c’est Vajrasattva. Et la nouvelle autorité est la conscience éveillée (bodhicitta). Elle sort du cadre des tantras, ou plutôt elle le dépasse, comme elle dépasse les trois cadres (T. sdom gsum) du bouddhisme. Elle utilise la terminologie, le style et les formes des textes (āgama) mais en précisant qu’elle est l’absence de tout engagement. Son seul engagement semble être de ne pas entraver le libre déploiement du spontané. Là où les trois cadres (T. sdom gsum) échouent. Le chapitre 47 du Discours du roi pancréateur est très clairement en dialogue avec le Mahāyoga. Comme ce chapitre mentionne le Hevajra Tantra, il est apparu après celui-ci. 

Sous quelle influence, ce courant s’est-il développé ? C’est la grande question. En spéculant en toute liberté, je vois bien certaines affinités avec le ch’an et l’approche simultanée (T. gcig car du 'jug pa). Il paraît d’ailleurs que le terme « mode uni » (T. tshul gcig) soit synonyme de « simultané » (T. gcig car). Van Schaik écrit :
« Dans les manuscrits Ch’an tibétains (également issus des collections Dunhuang),le « mode unique » (yixing —ft en chinois) signifie la méthode de réalisation simultanée (cig car) à l’aide de la non-conceptualisation (mi rtog) ou la non-fixation (mi dmigs). »[4]
Il se pourrait aussi très bien que ce nouveau courant se soit développé dans le sillage d'Advayavajra, et d'Atiśa. Mais cessons les spéculations et laissons faire van Schaik ce en quoi qu’il excelle.

Pour d'autres passages du Roi créateur de toute chose, sur le blog de David Dubois ici, ici, ici, et ici.

Illustration : fresque cave Mogoa 14 Dunhuang, photo Huntington archive Remarquer la taille du vajra à trois branches ouvertes.



[2] I have argued elsewhere that the early function of the Great Perfection was primarily a mode {tshul) of deity yoga practice, or an expression of a view to be held while undertaking these practices. (The Early Days of the Great Perfection." Journal of the International Association of Buddhist Studies 27/1:165-206. van Schaik 2004b.)
[3] Now, the view of Mahayoga. What is the view of the five families as a single mode? When the great elements are subsumed into one, they exist in utter perfection. This is the female deity. The forms that come into being from them are the male deity: he who is called Totally Illuminating (Vairocana). As he cannot be carried off by external forces, he is known as The Immoveable (Aksobhya). As he fulfills all wishes, he is known as The Jewel-Born (Ratnasambhava). As he goes to the realms of light he is known as Limitless Light (Amitabha). [lv] As ... he is known as Meaningful Accomplishment (Amoghasiddhi).149 The five families are, in this way, a single mode.
La transcription de van Schaik : [lr.l] bsgom pa / 'di // de la ma ha yo ga'i lta / rigs lnga tshul gcig tu lta gang zhe na // 'byung [2] ba ched po la gcig gi nang na // kun rdzogs par yod pa ni // yum yin la / de las gzugs [3] su red pa ni / yab ste rnam par snang mdzad // ces bya // de nyid gzhan gyis myi 'phrogs pa ni [4] myi bskyod pa zhes bya // de thams cad re ba yid bzhin du skong ba ni // rin cen 'byung ldan zhes [b]ya [5] {snang zhing song bas ni snang} [ba mtha yas] zhes bya // ... thams cad ... ni {gyis} // ...
[lv.l] ... ni // {don yod grub pa zhes} bya // rig[s] lnga de ltar tshul gcig go //
[4] « In the Tibetan Chan manuscripts (also from the Dunhuang collections), the "single mode" (yixing —ft in Chinese) signifies the method of simultaneous (cig car) realization through non-conceptualization (mi rtogs) or non-fixation (mi dmigs). »

Sans engagement (samaya)

Roi pancréateur, chapitre 46 (Notez la mention du Hevajra tantra dans ce passage, ce qui postdate le Roi pancréateur par rapport à ce tantra du 9-10ème siècle)

Ensuite la conscience éveillée en tant que le roi pancréateur [132]
A enseigné l'absence d'engagement à tenir dans la complétude universelle,


« Eh, grand être (S. mahāsattva) écoutes !
La complétude universelle enseigne l'absence d'engagement à tenir
Voici la nature de la conscience éveillée qui crée tout
C'est par cette nature de la non-production libre de prolifération
Que la diversité des prodiges (S. prātihārya) des espèces/idées générales/universaux (S. jāti) jaillissent (T. phyung S. vinisṛta) comme des objets
Il faut comprendre qu'elle est la nature même de ces objets
En restant dans l'absence de discours[1] (S. nirvikalpa) à son sujet, elle échappe au discours
En ne l'appréhendant pas comme un objet, sans la rejeter ni l'accueillir,
« [Cette nature] est 1. indéterminée, 2. expansive, 3. spontanée et 4. une »[2]
Elle ne requiert pas de discipline avec des voeux à garder
Les trois Guides émergés de moi, qui n'ai pas d'engagement,
Inspirent les quatre types de religions (S. tīrthika) par compassion
Leurs cercles, astreints à une discipline (S. vinaya), sont de quatre types
La discipline qui doit y être observée est la suivante
Les nombres des voeux primaires et secondaires à garder
Sont de 250 et de 550
Mais au moment même de garder ces voeux, on ne connaît ni leur nombre ni leur sens
Par conséquent, les voeux étant impossibles, il n'y a pas moyen de les garder.
La complétude universelle échappe à toute construction imaginaire au sujet du comportement en général
Les océans de voeux sont nombreux et illimités
Mais ils se réduisent à trois types : physiques, verbaux et mentaux
Les souffrances proviennent des objets psychosensoriels
Cependant le corps ne marche, ni ne stationne, ni progresse[3]
L'expression verbale a du mal à atteindre la vérité[4].
Les intentions mentales contredisent toutes les vérités
Même les intentions sans méprise ne pourraient être toutes réalisées
« Tout en gardant les noeuds serrés du corps, de la parole et de l'esprit ordinaires »
« Il est très difficile d’atteindre l'objet réel, qui est le fond des choses. »
On n’atteindra pas ainsi ce qui est ni gardé ni endommagé
‘Ni garder ni endommager’ est la tradition du roi pancréateur [133]
Eh, grand être (mahāsattva) écoutes !
Ceux qui ont été instruites par les trois Guides émergés de moi
Purifient pendant les conjonctions fastes des planètes et des étoiles (nakṣatra)
L'extérieur et l'intérieur par des ablutions
Prennent des voeux, suivent une discipline et font le serment de faire le bien des êtres
Mais ce à quoi il s'engagent ne peut pas être réalisé conformément
Les serments ne sont pas suivis et les confessions ne purifient pas l'esprit
Cela les éloigne encore davantage de moi, qui suis l'absence de voeux à garder
Les engagements (S. samaya) des trois mystères de Hevajra
Sont constitués de trois engagements primaires et cinq [engagements] secondaires
Les trois engagements primaires se résument en le Corps, le Verbe et l'Esprit
Le Corps développé en le corps divin est un asservissement
La récitation verbale de formules et l'absorption (S. samādhi) ne sont pas la quiétude (S. śānta)
La maîtrise de la création et de la résorption du mental
Ne donne pas accès aux [engagements] primaires, et n’est pas un engagement (S. samaya) de la plénitude
Pour ce qui est des cinq [séries d'engagements] secondaires :
[1] La première [série] concerne l'engagement de compréhension :
[Elle se rapporte aux] cinq groupes d'appropriation, aux cinq éléments,
Aux perceptions, aux facultés et aux objets psychosensoriels etc.,
Et la compréhension de la nature des dieux et des cercles divins (S. maṇḍala)
L'absence d'objet et d'agent de connaissance n'est cependant pas vue ainsi
[2] Les cinq engagements de l'observance (S. caritavya) :
Le coït et le meurtre rituel[5], le vol
L'inconduite sexuelle et le mensonge
Ceux qui pratiquent ces cinq actes avec habileté (S. upāya)
Voient bien que ne pas y céder serait un endommagement, mais ils les pratiquent néanmoins avec différenciation (S. kalpavat?)
Et alors ils se coupent de l'indifférenciation (S. vikalpa)...
[3] Les cinq engagements dont il faut s’imprégner (S. adhivāsanā) :
Les cinq substances de lien tels les excréments, l'urine etc.
Dont on dit que les corps des cinq Vainqueurs sont faits [134]
En les créant et en les faisant se résorber par les cinq céréales[6] du héro (S. vīra)
[Les adeptes de tantras] s'imprègnent des cinq corps de vainqueurs
Ils pensent (T. rtog) qu'en ne s'en imprégnant pas, les cinq corps ne seraient pas accomplis
Mais ce n’est pas ainsi que l’on accomplit le dépassement des pensées sans attraction ni répulsion.
[4] Les cinq engagements à ne pas abandonner :
La concupiscence, l'aversion etc. les cinq poisons
Dans le grand engagement du vajra secret (du Mah
āyoga ?)
Les cinq afflictions sont transformées en les cinq intuitions
Les cinq poisons (S. viṣa) ne sont donc pas abandonnés mais prennent l'aspect des intuitions
Mais la plénitude sans attraction ni répulsion n'est pas accomplie ainsi.
[5] Les cinq engagements de manifestation (S. abhiniṣpatti) :
Les cinq groupes d'appropriation, les cinq éléments,
Les perceptions et les objets sensoriels sont développés en le cercle divin (S. maṇḍala)
Quand ils sont complétés par les trois absorptions (S. trisamādhi) et les cinq rites (S. vidhi)
Ils deviennent le cercle divin des cinq familles de vainqueurs
Mais les absorptions (S. samādhi) et les rites sont un effort mental
Et contredisent le spontané qui est sans différenciation et sans effort
Le corps développé par la méditation est comme un arc-en-ciel éphémère
Les rites, les récitations ainsi que les formules sont comme une peinture qui couvre mal (litt. pâle)
L'action ciblée ne peut pas accomplir le spontané
En voulant accomplir l'indéterminé[7] (T. med pa), on arrive à rien du tout
Moi, roi pancréateur, je suis sans engagement (S. samaya)
Comme je suis libre de causes primaires et de conditions, pas besoin de ne rien cibler
Me déployant spontanément, pas besoin d'investigation (S. vicāra)
Étant moi-même intuition, pas besoin de comprendre
Étant spontané, pas besoin de causes primaires et de conditions,
Étant sans notions de bien et mal, pas besoin de ne rien choisir et exclure,
Étant sans substance, on me dit « indéterminé » (T. med pa)
Le fait que je m'engage (S. spyod pa) pas réellement [dans les objets] et que je n'interromps pas l'intuition
Est désigné par le qualificatif « expansif » (T. phyal ba)
Que tout est identique en la conscience, est révélé par le qualificatif « identique » (T. gcig pa) [135]
Toutes les choses qui se présentent telles qu'elles sont
Le mental (S. manas) et les faits (S. dharma) sont parfaits dans la conscience éveillée
Je ai expliqué cela sous le nom « spontané » (T. lhun gyis grub pa)
Le fond des [paires] chaud-froid, faim-soif, idiot et muet n'a pas besoin d'être ciblé
A travers les trois corps, les entourages, les six rites qui éliminent l'aversion
Comme cela a été expliqué ci-dessus.
Comme la cause primaire est déjà l'intuition spontanée
Elle ne se laisse pas maîtriser par des rites accessoires
Le fond des choses (S. dharmatā) par nature ne dépend pas des circonstances
Aussi, l'accomplir avec effort ne fait pas partie de ma doctrine
L'intuition spontanée n'a son pareil en rien
Ce qui est spontané ne s'accomplit pas par des causes et des circonstances
Et ne se détermine pas à travers les deux vérités
La vérité précise (S. niścita) présentée sous deux vérités
Est une tradition incertaine et hésitante [entre deux vérités]
Comment la vérité précise pourrait-elle être enseignée comme l'identique ?
Des personnes yogis s’adonnent à des conjectures spirituelles
En suivant les traditions du karma proférées par les trois guides
Qui ont en outre besoin de deux vérités et de quatre moyens de connaissance valide (S. pramāṇa)!
Mais comme toutes les choses sont le fait de moi, roi pancréateur,
Les choses créées par moi n'ont pas besoin de deux vérités
Pourquoi les choses créées par moi auraient-elles besoin de deux vérités ?
Tout ce que je crée est créé en tant que conscience éveillée
Et il n'y a ni vérité ultime ni vérité superficielle dans la conscience éveillée. »

Extrait de la conscience éveillée en tant que le Roi pancréateur,
C'était le quarante-sixième chapitre sur l'absence d'engagements à tenir.





[1] Ici discours (S. kalpana), s'approche du sens de commentaire, voire de prolifération
[2] Phrase reprise au début du gnas lugs mdzod de Longchenpa, et qui servira de structure à ce texte.
[3] Voir Nagarjuna MMK chapitre 2 sur la critique de la marche. C’est un paradoxe comme celui d'Achille et la tortue. Il n'y a pas de marche (de A à B) au même instant.
[4] Ou don gyi bden pa, la vérité absolue
[5] Union et libération [=sbyor sgrol], dans le cadre du Mahāyoga.
[6] orge, riz, blé, pois, millet
[7] Je suis en cela le raisonnement de Marcel Conche, que voici : « Il y a » (yod pa) - « Il n'y a pas » (med pa) : l'un renvoie, fait penser à l'autre. L'opposition a la forme d'une contradiction. La forme est trompeuse, car le « il n'y a pas » (wu) n'est pas le Rien absolu, mais l'indéterminé. » Marcel Conche, Tao Te King, p. 49 2.

Texte tibétain en Wylie

de nas byang chub kyi sems kun byed rgyal po des
132
rdzogs pa chen po dam tshig bsrung du med pa 'di gsungs so
kye sems dpa' chen po nyon cig
rdzogs chen dam tshig bsrung du med bstan pa
kun byed byang chub sems kyi rang bzhin ni
ma skyes spros dang bral ba'i rang bzhin gyis
skye ba'i cho 'phrul sna tshogs yul phyung nas
yul de rang gi rang bzhin yin shes bya
de la mi rtog rtog pa'i yul las 'das
yul la mi 'dzin spong dang len med pas
med pa phyal ba gcig pu lhun grub ste
bsrung bar bya ba'i sdom khrims kun dang bral
bsrung med nga las byung ba'i ston gsum gyis
mu stegs sde bzhi thugs rjes byin brlabs nas
'dul ba phog pa'i 'khor ni sde bzhi la
bsrung bar bya ba'i khrims ni 'di lta ste
rta ba dang ni yan lag bsrung ba'i grangs
nyis brgya lnga bcu lnga brgya lnga bcu khrims
bsrung ba'i dus na grangs dang don mi shes
des na sdom pa mi thub bsrung thabs med
rdzogs chen spyi spyod rtog pa kun las 'das
sdom pa rgya mtsho grangs mang mtha' yas pa
lus ngag yid la bsdus pa rnam pa gsum
dbang po yul las sdug bsngal byung nas ni
lus kyis 'gro 'dug gom pa bor sa med
ngag gi tshig brjod don gyis bden par dka'
yid kyi bsam pa bden pa kun las 'gal
ma nor bsam pa kun kyang sgrub tu med
lus ngag sdom pa rgya mdud dam po des
bden nyid don dang phrad pa shin tu dka'
bsrung med nyams pa med dang phrad mi 'gyur
bsrung med nyams pa med pa kun byed lung
133
kye sems dpa' chen po nyon cig
nga las byung ba'i ston pas lung phog pa
gza' dang rgyu skar dus tshigs bzang sgo nas
phyi nang gtsang ma'i khrus kyis dag byas te
sdom pa tshul khrims 'gro don zhal 'ches pa
gang yang dam bcas tshul bzhin mi 'grub ste
dam bcas ma grub bshags pas sems mi 'dag
bsrung med nga dang yun du thag ring nyams
kye rdo rje gsang ba gsum gyi dam tshig ni
rtsa ba gsum dang yan lag lnga rnams te
rtsa ba gsum ni sku gsung thugs 'dus te
sku ni lha yi skur bsgoms lus kyang 'ching
ngag ni 'dzab dang ting 'dzin zhi ba min
yid kyi ting 'dzin 'phro 'dus gzung nas ni
rtsa ba mi rtog dam tshig bde dang bral
yan lag rnam pa lnga ni 'di lta ste
dang por shes par bya ba'i dam tshig ni
phung po lnga dang 'byung ba rnam pa lnga
rnam shes dbang po yul la sogs pa rnams
lha dang dkyil 'khor rang bzhin shes par bya
shes bya shes byad med pa des ma mthong
spyad par bya ba'i dam tshig rnam lnga ni
ta na 'ga' na ma byin blang ba dang
mi tshangs spyad dang brdzun du smra ba dang
rnam pa lnga ni thabs mkhas spyod byed pa
ma spyad nyams mthong rtog dang bcas nas spyod
de yang mi rtog mnyam dang bral ba yin
dang du blang ba'i 'dam tshig rnam lnga ni
dri chen dri chu la sogs dam rdzas lngas
rgyal ba'i sku lnga 'di las 'grub zer nas
134
dpa' bo 'bru lngas 'phro 'du byas nas ni
rgyal ba'i sku lnga dang du len byed pa
dang du ma blangs sku lnga mi 'grub rtog
blang dor bral ba'i rtog 'das de ma grub
mi spang ba yi dam tshig rnam lnga ni
'dod chags zhe sdang la sogs dug lnga po
gsang ba rdo rje dam tshig chen po ru
nyon mongs lnga bsgyur ye shes rnam pa lnga
dug lnga mi spong ye shes rnam lngar len
blang dor med pa'i bde ba des ma grub
grub par bya ba'i dam tshig rnam lnga ni
phung po lnga dang 'byung ba rnam lnga dang
rnam shes yul rnams dkyil 'khor grub byed pa
ting 'dzin gsum dang cho ga lnga rdzogs nas
rgyal ba rigs lnga'i dkyil 'khor grub byed pa
ting 'dzin cho ga lnga yis sems rtsol byed
mi rtog ma btsal lhun gyis grub pa 'gal
sgom pa'i sku ni mi rtag 'ja' tshon 'dra
cho ga bzlas brjod 'dzab kyang rtsi skya 'dra
rtsol sgrub spyod pas lhun gyis grub mi 'gyur
med par bsgrubs pas shin tu grub pa med
kun byed nga la bsrung ba'i dam tshig med
rgyu rkyen med pas rtsol zhing sgrub mi dgos
lhun gyis grub pas spyad par bya mi dgos
ye shes yin pas shes par bya mi dgos
rang byung yin pas rgyu dang rkyen mi dgos
bzang ngan med pas blang dor bya mi dgos
dngos po med pas med pa zhes su bshad
dngos su mi spyod ye shes ma 'gags pas
de la phyal pa zhes su btags pa yin
sems su kun gcig gcig par bstan pa yin
135
ji ltar snang ba'i chos rnams thams cad kun
yid chos byang chub sems su rdzogs pa'i phyir
lhun gyis rdzogs pa zhes su nga yis bshad
tsha grangs bkres skom glen lkugs chos nyid la
sku gsum 'khor sdangs 'bros pa'i cho ga drug
gong bshad bzhin du btsal zhing sgrub mi dgos
rgyu nyid rang byung ye shes yin pa'i phyir
las kyi rkyen gyi dbang du de mi 'gyur
chos nyid rang bzhin rkyen gyis 'gyur med pas
btsal bas grub par nga yis lung ma bstan
rang byung ye shes kun dang mtshungs med pas
rgyu rkyen las kyis rang byung de mi 'grub
bden pa gnyis kyis gtan la dbab tu med
nges pa gcig la bden pa rnam pa gnyis
ma nges the tshom can gyi lung de la
nges pa gcig tu bstan pa ga la yod
rnal 'byor gang zag chos la rlom byed ni
ston gsum rgyu 'bras lung la rten smra ba
de la bden gnyis tshad ma bzhi yang dgos
kun byed nga yis chos kun byas pa'i phyir
ngas byas chos la bden pa gnyis mi dgos
ngas byas chos la bden pa gnyis dgos su
ngas byas thams cad byang chub sems su byas
byang chub sems la don dam kun rdzob med
ces gsungs so
byang chub kyi sems kun byed rgyal po las
dam tshig bsrung du med pa'i le'u ste zhe drug pa'o