vendredi 13 juillet 2012

Nagarjuna sur l'appropriation


Extrait des Stances fondamentales du milieu (Mūlamadhyamakakārikā), chapitre 27

1. « J'étais là ou je n'étais pas là dans le passé »,
« Le monde est éternel (S. śāśvata) » etc.
Tous ces dogmes
S'appuient sur une limite antérieure.

2. « Dans le futur, je serai un autre, différent,
Pas du tout
 » « Le monde a une fin » etc.
Tous ces dogmes
S'appuient sur une limite postérieure.

3. « J'étais là dans le passé »
Dire cela n’est pas possible (S. na bhavaty)
Car celui qui était là auparavant
N'est pas le même que celui qui est ici et maintenant.

4. Si vous pensez que votre soi/essence/âme est le même,
Ce que [ce soi] s'approprie (S. upādānaṃ) est [néanmoins] différent
Hormis ces appropriations (S. upādāna)
Que serait votre soi/essence/âme ?

5. Si vous répondez « [en effet], hormis ces appropriations
Il n'y a pas de soi 
»,
[Je réplique] Si ces appropriations étaient votre soi
Votre soi n'existerait pas.

6. Les appropriations ne sont pas le soi
Car elles apparaissent et disparaissent[0]
Comment ce qui se les approprie
Serait-il [identique aux] appropriations ?

7. Un soi [existant] en dehors de ses appropriations
Ne peut pas être soutenu
S'il était vraiment autre, alors en absence d'appropriation
Il devrait (T. rigs) être appréhendé, mais il n'y est pas appréhendé.

8. [Le soi] n'est donc pas différent de l'appropriation
Il n'est pas non plus identique (T. nyid) à l'appropriation
Le soi n'existe pas en l’absence de l'appropriation
Ni peut-il être déterminé (S. niścaya) comme cette absence.

9. « Je n'étais pas là dans le passé »
Ne peut se dire (S. na bhavaty)
Car celui qui était là dans des vies passées
N'est pas différent de celui-ci.

10. S'il était différent
Il serait là en l'absence de l'être passé
De même, l'être passé (T. de) perdurerait
Selon ce [raisonnement], on naîtrait sans mourir [auparavant].

11. [L'effet] serait interrompu et les actes (S. karmaṇāṃ) se perdraient
Les actes commis par un être différent
Seraient éprouvés par un être différent
C'est ce genre de conclusions qui s'ensuivraient

12. Rien ne se produit à partir de ce qui n'a pas été produit
Il s'ensuivrait (S. prasajyate -> prasaṅga) l'erreur [suivante] :
Le soi aurait alors été créé
Ou bien [nouvellement] produit il serait apparu sans cause.

13. Ainsi, que le soi fut là ou pas
Les deux à la fois, ou ni l'un ni l'autre[1]
Tous ces dogmes [rélatifs] au passé
Ne peuvent pas être soutenus.

14. « Dans le futur, je serai un autre, différent,
Voire pas du tout »
Pour tous ces dogmes
Il en va comme pour ceux relatifs au passé.

15. Si tel homme était identique à tel dieu
Il serait éternel
Ce dieu ne serait pas né,
Car il n'y a pas de naissance dans l'éternité.

16. Si cet homme n'était pas identique à ce dieu
Il ne serait pas éternel
Si cet homme était différent de ce dieu
On ne pourrait pas soutenir de continuité (S. saṃtati)[2].

17. Ou bien, s'il y avait une part divine
Et une part humaine
[Cet homme] serait à la fois éternel et impermanent
Cela non plus n'est soutenable (S. na yujyate).

18. S'il peut être prouvé (S. prasiddham) qu'il est éternel et impermanent
A la fois
Il ne serait ni éternel ni impermanent
Cela aussi pourrait se prouver par la même occasion.

19. Si quelqu'un était venu de quelque part
Puis repartait quelque part
Le devenir cyclique (S. saṃsāra) n'aurait pas eu de commencement
Mais un tel [être] n'existe pas.

20. S'il n'y a pas d'[être] éternel
Comme pourrait-il y avoir un être impermanent ?[3]
Ou éternel et impermanent à la fois ?
Ou qui ne serait aucun des deux ?

21. Si le monde avait une fin
Comment pourrait-il y avoir un autre monde (S. loka) ?[4]
Si le monde n'avait pas de fin
Comment pourrait-il y avoir un autre monde (S. loka) ?

22. La continuité des constituants de l'individu (S. skandha)
Est semblable à la lumière d'une lampe[5]
Ni sa finitude,
Ni son infinitude ne peuvent être soutenues.

23. Si les [constituants] précédents étaient détruits,
Et, qu'en s'appuyant sur les constituants (S. skandha) actuels,
Les constituants [futurs] ne se produisaient pas,
Le monde aurait une fin.

24. Si les [constituants] précédents n'étaient pas détruits,
Et, qu'en s'appuyant sur les constituants actuels,
Les constituants [futurs] ne se produisaient pas,
Le monde n'aurait pas de fin.

25. Ou bien, s'il y avait une part finie
Et une part infinie
Le monde aurait à la fois une fin et pas de fin
Cela non plus n'est soutenable (S. na yujyate).

26. Comment une partie de l'appropriateur (S. upādātur)
Serait détruite
Et l'autre partie non ?
Cela n'est pas soutenable.

27. Comment une partie de l'appropriation (S. upādāna)
Serait détruite
Et l'autre partie non ?
Cela non plus n'est pas soutenable[6].

28. Si l'ensemble « fini » et « infini »
Pouvait être prouvé (S. prasiddham)
L'ensemble « ni fini », « ni infini »
Pourrait être prouvé par la même occasion.

29. En outre, tous les étants (S. sarvabhāvānāṃ)
Étant vides d'essence (S. śūnyatvāc), les dogmes tels que l'éternalisme etc.
Chez qui, comment et pourquoi
Pourraient-ils prendre naissance ?

C'était le chapitre vingt-sept sur l'examen critique des dogmes comme l'éternalisme.

[Hommage final]
Celui qui prend [les êtres] en charge avec bienveillance
Et qui, afin de les faire renoncer à tous les dogmes,
A enseigné la doctrine authentique
À Gautama je rends hommage.



[0] L'attention à la succession rapide d'apparitions (P. udaya) et de disparitions (P. vaya), permet de développer la perception de la nature des phénomènes (P. udayabbayañāṇa) et sert de base à la pratique de Vipassanā.
[1] Tétralemme
[2] Entre tel homme maintenant et tel dieu dans le passé.
[3] Un pôle fait automatiquement appel à son contraire.
[4] Monde dans un sens large. Il peut signifier toute existence (S. bhāva). Dans ce cas précis, monde semble signifier l’ensemble des constituants de l’individu (S. skandha). L'autre monde peut aussi signifier « l’au-delà ».
[5] « Imaginez, mes sœurs, une lampe à huile allumée. L'huile ne dure qu'un temps, elle va s'épuiser. La mèche ne dure qu'un temps elle aussi, elle va se consumer. La flamme est temporaire, elle va s'éteindre. Et la lumière aussi est temporaire, elle va disparaître. Parlerait-on correctement en affirmant : « L'huile de cette lampe allumée ne dure qu'un temps et va s'épuiser, la mèche ne dure qu'un temps et va se consumer, la flamme est temporaire et va s'éteindre, mais la lumière, elle, est éternelle, durable, permanente, immuable » ? »  (MN 146 Nandakovāda sutta)
[6] Voir aussi MMK 26.7 sur le lien entre appropriateur et appropriation « L’appropriation étant là, le cours de l’existence se met en branle pour l’appropriateur. Car, s’il était libre d’appropriation, il se rendrait libre en effet. L’existence n’aurait pas lieu. » Stances du milieu par excellence, Guy Bugault, p. 344 (T. nyer len yod na len pa po’i // srid pa rab tu ’byung bar ’gyur// gal te nye bar len med na// grol bar ’gyur te srid mi ’gyur//). Dans les Distiques de Śavaripa (Dohākośanāma Mahāmudropadeśa) :
« Un propriétaire possède des biens
Mais s’il n'y a jamais eu de propriétaire, que pourrait-il bien posséder ?
Si la conscience (citta) existe, il est logique que les phénomènes existent
Mais en l'absence de la conscience qu'est-ce qui percevrait les phénomènes ? »

Texte tibétain en Wylie :

[27]
1. 'das dus byung ma byung zhes dang//
'jig rten rtag pa la sogs par//
lta ba gang yin de dag ni//
sngon gyi mtha' la brten pa yin//
2. ma 'ongs dus gzhan 'byung 'gyur dang//
mi 'byung 'jig rten mtha' sogs par//
lta  ba gang yin de dag ni//
phyi ma'i mtha' la brten pa yin//
3. 'das pa'i dus na byung gyur zhes//
bya ba de ni mi 'thad do//
sngon tse rnams su gang byung ba//
de nyid 'di ni ma yin no//
4. de nyid bdag tu 'gyur snyam na//
nye bar len pa tha dad 'gyur//
nye bar lan pa ma gtogs par//
khyod kyi bdag ni gang zhig yin//
5. nye bar len pa ma gtogs pa'i//
bdag yod ma yin byas pa'i tshe//
nye bar len nyid bdag yin na//
khyod kyi bdag ni med pa yin//
6. nye bar len nyid bdag ma yin//
de 'byung ba dang 'jig  pa yin//
nye bar blang ba ji lta bur//
nye bar len po yin par 'gyur//
7. bdag ni nye bar len pa las//
gzhan du 'thad pa nyid ma yin//
gal te gzhan na len med par//
gzung yod rigs na gzung du med//
8. de ltar len las gzhan ma yin//
de ni nyer len nyid  kyang min//
bdag ni nye bar len med min//
med pa nyid du'ang de ma nges//
9. 'das pa'i dus na ma byung zhes//
bya ba de yang mi 'thad do//
sngon tshe rnams su gang byung ba//
de las 'di gzhan ma yin no//
10. gal te 'di ni gzhan gyur na//
de med par yang 'byung bar 'gyur//
de bzhin de ni gnas 'gyur zhing//
der ma shi bar skye bar 'gyur//
11. chad dang las rnams chud za dang//
gzhan gyis byas pa'i las rnams ni//
gzhan gyis so sor myong ba dang//
de la sogs par thal bar 'gyur//
12. ma byung ba las 'byung min te//
'di la skyon du thal bar  'gyur//
bdag ni byas par 'gyur ba dang//
'byung ba'am rgyu med can du 'gyur//
13. de ltar bdag byung bdag ma byung//
gnyis ka gnyis ka ma yin par//
'das la lta ba gang yin pa//
de dag 'thad pa ma yin no//
14. ma 'ongs dus gzhan 'byung 'gyur dang//
'byung bar  mi 'gyur zhes bya bar//
lta ba gang yin de dag ni//
'das pa'i dus dang mtsungs pa yin//
15. gal te lha de mi de na//
de lta na ni rtag par 'gyur//
lha ni ma skyes nyid 'gyur te//
rtag la skye ba med phyir ro//
16. gal te lha las mi gzhan na//
de lta na ni mi rtag 'gyur//
gal te  lha mi gzhan yin na//
rgyud ni 'thad par mi 'gyur ro//
17. gal te phyogs gcig lha yin la//
phyogs gcig mi ni yin gyur na//
rtag dang mi rtag 'gyur ba yin//
de yang rigs pa ma yin no//
18. gal te rtag dang mi rtag pa//
gnyis ga grub par gyur na ni//
rtag pa ma yin mi rtag min//
'grub par 'gyur bar 'dod la rag/
19. gal te gang zhig gang nas gar//
'ong zhing gong du'ang 'gro 'gyur na//
de phyir 'khor ba thog med par//
'gyur na de ni yod ma yin//
20. gal te rtag pa 'ga' med na//
mi rtag gang zhig yin par 'gyur//
rtag pa dang ni mi rtag dang//
de gnyis  bsal bar gyur pa'o//
21. gal te 'jig rten mtha' yod na//
'jig rten pha rol ji ltar 'gyur//
gal te 'jig rten mtha' med na//
'jig rten pha rol ji ltar 'gyur//
22. gang phyir phung po rnams kyi rgyun//
'di ni mar me'i 'od dang mtsungs//
de phyir mtha' yod nyid dang ni//
mtha' med nyid kyang mi rigs so// 
23. gal te snga ma 'jig 'gyur zhing//
phung po 'di la brten byas nas//
phung po de ni mi 'byung na//
des na 'jig rten mtha' yod 'gyur//
24. gal te snga ma mi 'jig cing//
phung po 'di la brten byas nas//
phung po de ni mi 'byung na//
des na 'jig rten mtha' med 'gyur//
25. gal te phyogs gcig mtha' yod la//
phyogs gcig mtha' ni med 'gyur na//
'jig rten mtha' yod mtha' med 'gyur//
de yang rigs pa ma yin no//
26. ji lta bur na nyer len po'i//
phyogs gcig rnam par 'jig  'gyur la//
phyogs gcig rnam par 'jig mi 'gyur//
de ltar de ni mi rigs so//
27. ji lta bur na nyer blang ba//
phyogs gcig rnam par 'jig 'gyur la//
phyogs gcig rnam par 'jig mi 'gyur//
de ltar de yang mi rigs so//
28. gal te mtha' yod mtha' med pa//
gnyis ka grub par gyur na ni//
mtha' yod ma yin mtha' med min//
'grub par 'gyur bar 'dod la rag/
29. yang na dngos po thams cad dag/
stong phyir rtag la sogs lta ba//
gang dag gang du gang la ni//
ci las kun tu 'byung bar 'gyur//

lta ba brtag pa zhes bya ba ste rab tu byed pa nyi shu bdun pa'o///

[Hommage final]
gang gis thugs brtze nyer bzung nas//
lta ba thams cad spang ba'i phyir//
dam pa'i chos ni ston mdzad pa//
goo tam de la phyag 'tsal lo//

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