vendredi 6 avril 2012

L'univers comme Bouddha



Le tantra de Mahāvairocana [1] est considéré comme un des premiers tantras bouddhistes. Il aurait été composé au VIème siècle et nous est seulement parvenu dans ses versions traduites. Une version chinoise avait été faite en 724 par Śubhakarasiṃha, et le tibétain peut-être quelque temps avant 812 par by Śīlendrabodhi et dPal brTsegs. Au Japon, où il est connu comme le Mahāvairocana Sūtra, il est un des textes fondamentaux de la tradition Shingon.

Les sūtra du Mahāyāna racontent souvent comment le Bouddha, absorbé dans telle ou telle absorption spécifique, sort de cette absorption pour entamer un dialogue ou pour approuver les paroles de l’un ou l’autre bodhisattva. Ces absorptions, loin d’être une simple absorption dans l’immobilité, peuvent être des véritables constructions d’univers et de terres pures, où le Bouddha « créateur » déploie de multiples activités. On ne le dirait pas à le voir ainsi tranquillement assis sous son arbre... Ainsi, le Bouddha Amitābha est à l’origine de la terre pure de Sukhāvatī, et Vairocana (le bouddha central du Soutra de l'ornementation fleurie (Buddhāvatamsakanāma-mahāvaipulya-sūtra), dont la terre pure n’est autre que l’univers entier. Une des manifestations du Bouddha est Mahāvairocana, bouddha manifeste et visible en tout, figure centrale du tantra de ce titre, qui est un véritable bouddha cosmique, dont le corps constitue l’univers, à l’instar de l’Homme cosmique (S. lokapuruṣa). Avec le retour de la notion d’Homme cosmique (Prajā-pati), dont l’éclatement du corps a donné lieu à la création du monde, c’est aussi la notion centrale du sacrifice qui fait son retour.

L’intérêt de ce tantra en particulier est qu’au lieu de simplement affirmer sa supériorité par rapport aux autres véhicules "inférieurs", il s’ancre dans le mahāyāna et donne les raisons des pratiques que l’on associe aux tantras. Il s’agit principalement d’accumuler du mérite par l’offrande et par le sacrifice continus. L’acte de création est simultanément un acte de sacrifice. Tout ce qui est créé est donné. C’est le premier chapitre de ce tantra qui nous intéresse pour connaître les raisons du pourquoi de l’approche ésotérique de manière générale. Vajrapāṇi interroge Mahāvairocana sur son éveil. Ce dernier répond : « La cause (S. hetu) est l'esprit d'éveil (S. bodhicitta). La racine (S. mūla) est la compassion universelle. L'apogée (S. paryavasāna) ce sont les expédients (S. upāya). » La première partie du chapitre explique comment connaître la nature de l’esprit, à la façon d’une Introduction (T. ngo sprod).
« L'éveil a la caractéristique (S. lakṣaṇa) d'un espace vide (S. ākāśa). De ce fait, il est libre de toute construction (S. kalpana) et de toute image mentale (S. vikalpa). Pourquoi cela ? Ce qui constitue la nature (S. svabhāva) de l'espace vide constitue la nature de la conscience (S. citta), et ce qui constitue la nature (S. svabhāva) de la conscience (S. citta), constitue la nature de l'éveil. Maître des secrets (S. Guhyapati), réfléchis à ceci : L'élément (S. dhātu) de l'espace vide (S. ākāśa) et l'éveil (S. saṃbodhi) ne sont pas différentiables. Aussi, [l'éveil] est-il doté de la racine de la compassion et détient-il entièrement (S. parigraha) la perfection des expédients (S. upaya-pāramitā). Par conséquent, Maître des secrets (S. Guhyapati), à l'aide de ces séries (S. anena paryāyeṇa) j'enseigne tel et tel dharma aux cercles de bodhisattvas, afin qu'ils corrigent l'esprit d'éveil, qu'ils connaissent la conscience dans sa globalité et en font l'expérience. »[2]
Le Bhagavān enseigne ainsi la nature de l’esprit. Celui qui est établi dans l’absorption de la nature de l’esprit, peut ensuite accomplir d’innombrables mérites. La question suivante de Vajrapāṇi porte sur la méthode pour accomplir les mérites, et le Bhagavān commence l’explication de la méthode concrète et progressive pour développer la bodhicitta, qui est la cause de l’état d’éveil. La compassion en est la racine et les moyens salvifiques (S. upāya) en sont l’apogée. Le Bhagavān décrit alors en dix étapes le parcours de l’esprit ordinaire vers l’état d’éveil. C’est une prise de conscience graduelle de l’importance du don et du sacrifice, sans doute ancré dans la notion bouddhiste de la première perfection qui est celle de la générosité.
1. Les notions de moi et mien maintiennent les êtres dans l’ignorance. Un premier éveil est celui du jeûne (T. smyung bar gnas pa) pratiqué pendant quelque temps.
2. Pendant les six jours de pratiques du jeûne, ils font des offrandes à leurs parents, à leurs enfants, à leur famille.
3. Ils présentent des offrandes à ceux qui ne sont pas de la famille.
4. Ils présentent des offrandes à ceux qui ont des qualités et des vertus.
5. Ils font des offrandes aux musiciens et aux anciens.
6. Ensemble avec ses offrandes ils commencent à avoir des pensées d’affection envers ceux à qui ils font les offrandes, et ils commencent à offrir ces pensées d’affection. Les fruits de leurs offrandes commencent à se manifester.
7. Ils décident de suivre les préceptes qui conduisent à une naissance dans les mondes divins.
8. Ils rencontrent les dieux, les vénèrent, et leur esprit se remplit de joie. C’est l’étape dite du jeune enfant.
9. En suivant les instructions de leur ami [spirituel] sur la permanence, l’impermanence et la vacuité, ils ne connaissent cependant pas les variétés de la vacuité et n’auront pas accès au nirvāṇa.

Cette partie est le point de vue traditionnel d’un laïc qui subvient aux besoins des moines et dont la seule pratique est la générosité, ou pour les plus courageux les huit préceptes (P. aṭṭhaṅgika uposatha śīla T. bsnyen gnas) aux jours fastes. Dans la voie bouddhiste, on recherche d'abord les qualités procurant la prospérité (S. abhyudaya), puis celles procurant le bonheur définitif (S. niḥśreyas), qui n’est autre que la libération. Les laïcs accumulent donc du mérite par leur générosité envers les dieux ou les religieux, ce qui leur permet de progresser dans le cycle des existences. Ayant pris renaissance dans le monde des dieux, ils entrent en contact avec des maîtres spirituels qui leur enseignent comment se libérer. Cependant, selon ce tantra, les enseignements de la neuvième étape ne conduisent pas à l’éveil complet.

Vajrapāṇi demande alors au Bhagavān d’enseigner les différents états de conscience, et le Bhagavān les énumère (en procédant à des multiplications, il arrive au nombre de 160) et les explique. Leur compréhension conduit à la dissociation des cinq types d’appropriation (S. skandha), suivi de l’engagement dans le mahāyāna, conduisant à la compréhension que les dharmas sont vides, et donc à la non-production. C’est à partir d’ici que le yogi s’engage dans les mantras, lui permettant de réaliser la double accumulation de mérite et d’intuition. Il devient à son tour un refuge pour les humaines et pour les dieux.

C’est alors que le Bhagavān aborde l’approfondissement des dix postulats sur la causalité qui conduiront à la maîtrise des pratiques des mantars et de leur réalisation. Ces dix postulats sont une réinterprétation des dix analogies de Nāgārjuna[3], cette fois-ci appliquées spécifiquement aux mantras.
1. Une illusion (māyā)
2. Une flamme (marīci)
3. La réflexion de la lune dans l’eau (udakacandra)
4. Une espace vide (ākāśa)
5. Un écho (pratiśruktā)
6. Une apparition (gandharva)
7. Un rêve (svapna)
8. Un ombre (chāyā)
9. Le reflet dans le miroir (bimba)
10. Création magique (nirmāṇa)
Jusqu’alors dans le mahāyāna, ces dix exemples servaient à pointer vers la véritable nature de tous les phénomènes, afin de nous faire comprendre l’essence, dans le sens ontologique du terme, des phénomènes. Par la compassion, cette même vacuité, c’est-à-dire l’interdépendance, est utilisée de manière fonctionnelle pour mettre de la lucidité à la place de la méprise et de la souffrance. C’était la mission du bodhisattva. Avec le retour de la logique sacrificielle, par l’intermédiaire d'un "Homme cosmique" et son univers divinisé, le mérite (S. puṇyā) jouera un rôle central. Dans les tantras, tout tourne autour du sacrifice et du mérite obtenu ainsi. Traditionnellement, c’est le mérite qui donnait droit à une bonne naissance, et à des conditions favorables. Si on est un religieux, c’est le mérite accumulé qui nous donnera tous les moyens financiers, politiques, ressources humaines etc. pour mieux agir et pour accomplir le bien des êtres. La sagesse, la lucidité, c’est bon pour la libération individuelle ; le mérite c’est ce qui va permettre d’aider autrui concrètement, et c'est ce double bien qui permet de devenir un parfait Bouddha. Ce mérite s’accumule, se dédie, c’est-à-dire qu’il peut être mis à l’abri, et se transfère (aux morts, à tous les êtres...). Le mérite est un véritable monnaie ou crédit.

Dans le bouddhisme classique, il était associé à des actes réels, ou sinon aux intentions motivant ces actes. Comment accumuler du mérite, quand on n’en a pas les moyens ? Vajrapāṇi demande à Mahāvairocana de le lui expliquer, et ce tantra lui en donnera les moyens[3]. Grâce à la nature illusoire (voir les 10 exemples ci-dessus) de notre monde (où le mérite doit être créé), d’autres actes aussi illusoires, mais cette fois-ci imaginaires, serviront à créer le même mérite, voire à le multiplier grâce aux effets du pouvoir des mantras. Les mantras ne sont pas uniquement les formules magiques, mais de véritables êtres de verbe. A l'origine, les officiers de Śiva étaient appelés des « Mantras ». "On nomme ainsi ces âmes divines, car dans les rituels, elles sont invoquées sous la forme de formules sonores que l’on appelle justement des mantras". (Les stances sur la reconnaissance du seigneur avec leur glose, David Dubois). Ce ne sont pas les choses et leur statut de réalité associée qui comptent, mais les effets qu'elles produisent. Dharmakīrti parle d'efficacité pragmatique (S. arthakrīya T. don byed).
« Un état de conscience est uniquement valide (S. pramāṇa), si l'activité que nous entreprenons en s'appuyant sur lui, pourrait, en principe, nous conduire à des résultats conformes aux attentes que nous avons sur cette base. » 
Dans le MVA, la pratique des mantras (êtres de verbe) est :
1. (1) Comme une illusion (magie, hallucinogènes…), car les illusions produites par les mantras peuvent tout produire grâce au succès de la récitation.
2. Comme un mirage, car il est établi en s’appuyant sur les fausses notions de êtres du monde, et peut être un référent. La notion des mantras n’est qu’une désignation provisoire.
3. (7) Comme un rêve, car les choses éprouvées pendant un instant, une année ou toute autre durée de temps, disparaissent aussitôt au réveil, sans qu’il n’en reste rien.
4. (9) Comme le reflet dans le miroir. L’effet produit par les mantras est comme le reflet du visage qui apparaît en fonction de la présence d’un miroir.
5. (6) L’apparition imaginaire d’une ville de dieux musiciens célestes (gandharva) sert d’exemple à la construction visionnaire du palais (du maṇḍala).
6. (5) L’écho sert d’exemple au son du mantra. Tout comme l’écho existe en fonction du son, le mantrin doit comprendre la nature du mantra.
7. (3) Comme la réflexion de la lune dans l’eau, le vidyādhara doit s’expliquer l’apparition des mantras.
8. Comme les bulles d’eau, produites par une averse, faut-il comprendre la nature des diverses transformations d’effets (S. siddhi) produits par les mantras.
9. Comme l’espace vide, où il n’y a ni êtres [célestes], ni vie, ni créateur, l’esprit confus et dans la méprise appréhende diverses visions fausses comme des fleurs célestes etc.
10. Comme un tison incandescent que l’on fait tourner dans le noir fait apparaître l’illusion d’une roue de feu.

C’est ainsi qu’il faut comprendre cet état (T. gzhi) du Grand véhicule, cet état de l’esprit, cet état égal à ce qui est inégal (T. mi mnyam pa dang mnyam pa'i gzhi), cet état de certitude, cet état d’éveil parfait et entier et cet état de naissance progressive dans le Grand véhicule. Chacun sera en état de se doter parfaitement de toutes les richesses du Dharma, de produire une diversité d’intuitions avec divers moyens et de connaître toutes les notions de l’esprit tel qu’il est réellement (T. kun gyi sems kyi bye brag kyang* / ci bzhin yang dag rab tu shes).

La suite du tantra est la concrétisation du  maṇḍala de Mahāvairocana à l'aide de mantras, de gestes rituels et d'offrandes.




***

[1] Mahāvairocana Abhisaṃbodhi Tantra  (traduction anglaise téléchargeable ici) T. rnam snang mngon par byang chub pa'i rgyud, Dergé n° 496: རྣམ་པར་སྣང་མཛད་ཆེན་པོ་མངོན་པར་རྫོགས་པར་བྱང་ཆུབ་པ་རྣམ་པར་སྤྲུལ་པ་བྱིན་གྱིས་རློབ་པ་ཤིན་ཏུ་རྒྱས་པ་མདོ་སྡེའི་དབང་པོའི་རྒྱལ་པོ་ཞེས་བྱ་བའི་ཆོས་ཀྱི་རྣམ་གྲངས Mahāvairocanābhisaṁbodhivikurvitādhiṣthānavaipulyasūtrendrarāja-Nama-dharmaparyâya
[2] de ci'i phyir zhe na/_sems de ni nam mkha'i mtshan nyid de/_de'i phyir rtog pa dang // rnam par rtog pa thams cad dang bral ba'o// de ci'i phyir zhe na/_nam mkha'i rang bzhin gang yin pa de ni sems kyi rang bzhin no// sems kyi rang bzhin gang yin pa de ni byang chub kyi rang bzhin te/_gsang ba pa'i bdag po de ltar na sems dang // nam mkha'i dbyings dang // byang chub 'di ni gnyis su med de gnyis su byar med do/_de yang snying rje'i rtsa ba can/_thabs kyi pha rol tu phyin pas yongs su gzung ba ste// gsang ba pa'i bdag po de bas na rnam grangs 'dis kyang 'di ltar nga [ \[page 154a\] ]byang chub sems dpa'i 'khor gyi nang du chos gang dang gang ston pa de thams cad ni// byang chub kyi sems yongs su dag par bya ba dang /_sems yongs su shes par bya ba'i phyir yin par rig par bya'o//
[3] Le Traité de la grande vertu de sagesse de Nâgârjuna, Etienne Lamotte. Mahaprajnaparamitasastra in English Volume 1, volume 2, volume 3, volume 4, volume 5
[4] Les caractéristiques (S. lakṣaṇa) du Seigneur esprit
Ainsi que les périodes, veuillez les expliquer
Comment [accumuler] le mérite
Quel ascèse suivre
Egalement les différences des instants de conscience (citta)
Je prie le mahāmuni de les enseigner/

mgon po sems kyi mtshan nyid dang//
dus kyang rgya cher bshad du gsol//
de dag bsod nams ci 'dra dang//
spyod pa ci 'drar 'gyur ba dang*//
sems la sems kyi khyad par yang*//
thub pa chen pos bstan du gsol/

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire