samedi 7 avril 2012

Chantiers (suite)



Depuis mon billet Ose savoir du 4 mars, et dans le cadre des Chantiers en cours, je me suis donné plus ou moins comme exercice de mettre le bouddhisme sous sa forme tibétaine à l’épreuve d’un questionnement plutôt rationaliste, mais en laissant toujours de la place au mystère. Pendant toute son existence le bouddhisme s’est adapté aux lieux où il s’est établi et a su intégrer des cultes locaux. Il a été formé, négativement ou positivement, par un dialogue continu avec les religions non bouddhistes de l’Inde, a fait de très larges emprunts au patrimoine tantrique (quelque soit son origine), il a été en dialogue avec le confucéisme et le taoisme en Chine, et avec les cultes locaux (« bön » ancien) au Tibet. Sa survie et son succès dans ses nouvelles implantations sont en grande partie dûs à sa capacité d’adaptation.

En Chine, dès le premier siècle, la croyance du cycle des réincarnations est bien reçue, car elle confirme celle en l’immortalité de l’âme du taoisme. Après l’écroulement des Han et donc de la déficience de la mentalité confucéenne et ses distinctions hiérarchiques, la notion du karma qui met tous à la même enseigne est bien accueillie. Voilà pour les croyances. La donne change avec l’arrivée des traductions des sūtra et des textes enseignant la voie du milieu, très bien reçus par l’école taoiste du « Double Mystère » (Chongxuan) « qui ‘met en balance’ l’affirmation (le you) et la négation (le wu), la ‘voie positive’ et la ‘voie négative’ des mystiques, pour les rejeter successivement comme n’étant que des moyens et non des fins ».[1] Avec le Ch’an, l’éveil est appréhendé totalement et instantanément dans un éclair d’intuition. Il y a des maîtres plus ou moins radicaux, c’est-à-dire qui suivent uniquement une approche subite[2] ou qui la combinent avec une approche graduelle. Linji/Lin tsi (mort vers 867) cherchera à faire renoncer ses étudants à toute « béquille » en qualifiant les Bouddhas et bodhisattvas de « porteurs de fumier » et les sūtra de « vulgaires feuilles de papier justes bonnes à se torcher le derrière. »[3] La radicalité peut aller jusque là, mais ce « jusque là » ne sont que des mots (S. prajñāpta T. tha snyed)..., et c’est ce dont l’expression radicale cherche à faire prendre conscience.

A peu près à la même époque, apparut au Tibet la doctrine de l’approche simultanée. On pourrait qualifier ce bouddhisme de bouddhisme minimaliste en l’opposant à un bouddhisme maximaliste qui, en se dotant progressivement des croyances, des moyens et des cultes des époques et des pays qu’il a traversé, établit une classification de ceux-ci en proclamant certains indispensables et d’autres non. Les deux formes, minimaliste et maximaliste, sont authentiquement bouddhistes. Au Tibet, pour des raisons mythologiques, politiques, religieuses et culturelles, c’est la forme maximaliste qui a prévalue, même si celle-ci a intégré les méthodes du bouddhisme minimaliste, après l’avoir rendu inoffensif en l'intégrant dans le système sacrificiel des tantras. Aux offrandes extérieures, intérieures et secrètes s'ajoutera l'offrande de telléité (S. tathātā).

Quel est le culte des dieux en vogue en France, quelle sont les idées fondamentales de la société française avec lesquelles le bouddhisme faudra compter pour s’y enraciner ? Le christianisme a certainement laissé ses marques et a été assimilé dans divers aspects de la société française, au point que leurs origines ne sont plus perceptibles. C’est son succès. Depuis la révolution en 1789, conséquence des Lumières, la France a voulu être une république démocratique et laïque sous la devise Liberté, égalité, fraternité. En 1905, la loi de séparation des Églises et de l'État est entrée en vigueur. La solution tibétaine d'un cocktail mythologie-politique-religion semble donc difficile. La critique de la métaphysique est depuis Kant une critique des conceptions dogmatiques de la métaphysique, de l’ontologie, de la psychologie, de la cosmologie ainsi que de la théologie. La métaphysique a éclaté en plusieurs disciplines. L’argument de la Révélation, ni de l'autorité de la parole (S. śabda) révélée (S. śruti) ou transmise par un locuteur digne de foi (S. āptopadeśa)[4] n’est plus recevable. Il faudra fournir d’autres moyens de connaissance légitime (S. pramāṇa). République, démocratie, laïcité, l’influence des Lumières, méthodologie scientifique, position de la femme… sont donc les dieux locaux du sol français, qu’il faudra « subjuguer » et « embrigader » ou, le cas échéant et de manière plus réaliste, avec lesquels le bouddhisme sous sa forme tibétaine (dans le cas présent) devra dialoguer pour pouvoir être réellement entendu. Il faudra peut-être saluer à cet égard des efforts comme celui du controversé maître Theravâda, Ajahn Brahm en Australie, connu pour ses vues sur la pleine ordination des nonnes, le mariage gay, le karma sans croyances...

Après une première période, où les différents types de bouddhisme furent enseignés quasiment tels qu’ils étaient enseignés dans leurs pays d’origine, et qu’une prémière génération de bouddhistes occidentaux a passé, certains ont commencé à faire un bilan, d’autres ont simplement adapté leur manière d’enseigner voire les enseignements, encore d’autres utilisent tous les moyens modernes tout en restant très traditionnels.

En occident, certains ont même développé le projet d’un « non-bouddhisme spéculatif » en s’inspirant (avec des réserves) de la non-philosophie de François Laruelle, qui veut « se libérer du postulat de l’adéquation des énoncés au Réel ». Selon Glenn Wallis, le non-bouddhisme ne prend aucune décision quant aux postulats corrects du « bouddhisme » et aux valeurs, à la véracité, la relevance des déclarations du bouddhisme. Cette absence de décision permettra un mouvement spéculatif qui s’approchera ou s’éloignera des enseignements ostensibles du bouddhisme. Il se place en dehors de la tradition sans avoir l’intention de l’attaquer de front. Cette attitude n’a pas pour but de détruire, mais de vivifier, la clarificiation conduisant à une nouvelle vie sans objectif préconçu. Le domaine du bouddhisme serait plutôt celui « de systèmes produits par l’homme, à la fois symboliques et imaginaires, en termes de l’idéologie Althusserienne ou des « logiques des mondes » de Badiou » pour ceux qui connaissent Althusser et Badiou, ce qui n'est pas mon cas. Selon Glenn Wallis toujours, le bouddhisme peut nous apprendre beaucoup sur la façon « de produire des Mondes et les transformer de manière consciente ». La spéculation concerne le rôle du bouddhisme dans le monde d’aujourd’hui. Glenn Wallis a d’ailleurs aussi inventé le terme « bouddhisme X », où X semble être un dénominateur commun virtuel de tous les bouddhismes.

Voilà, pour le côté théorique et spéculatif. Du côté pratique, un bouddhisme engagé est en train de naître, dont l’origine semblerait monter au moine vietnamien Thich Nhat Hanh, apparemment inspiré en dernier ressort par le Renouveau du bouddhisme chinois au milieu des années 1860, quand des bouddhistes laïcs chinois,  sous la direction de Taixu (太虚大師 1890-1947), décidèrent de faire réimprimer les sūtra détruits pendant la rebellion de Taiping (1860). La Chine était envahie par des évangélistes et des missionaires chrétiens, ce qui avait suscité l’idée de former des missionnaires bouddhistes pour les envoyer en Inde et en occident. Au départ, seuls des laïcs furent engagés, mais pendant les dernières années de la dynsatie Ch’ing, les moines prirent la relève. Taixu avait pour objet d’établir la terre pure sur la vieille planète terre même (renjian jingtu). Concrètement, cela se traduisit en une croissance du nombre d’organisations laïques et d’enseignants laïcs, la construction d’hôpitaux, d’orphelinats et d’écoles bouddhistes, une chaine radio à Shanghai, le prosélytisme dans les prisons, le lancement de mouvement oeucuméniques à l’étranger, des maisons d’édition bouddhistes, l’organisation de stages pour des monastiques bouddhistes et la fondation d’associations nationales bouddhistes. (Source : The Influence of Chinese Master Taixu on Buddhism in Vietnam).

Ce type d’activisme et interventionisme va bien avec la culture occidentale et son terreau majoritairement chrétien. Le bouddhisme engagé commence à se développer en occident, notamment dans les pays anglosaxons. Il existe un Réseau international des bouddhistes (INEB) dont les quatre objectifs sont :
Développer toutes les perspectives possibles du Bouddhisme particulièrement socialement Engagé;
Promouvoir la compréhension, la coopération et la gestion du Réseau parmi les groupes d'action sociale entre les bouddhistes, les religions et les laïcs;
Agir comme un Centre d'informations mondial relié aux divers domaines d'intérêt d'une société;
Faciliter la formation et les rencontres de travail pour soutenir et renforcer l'impact du Bouddhisme, de toutes les personnes socialement actives ainsi que des groupes.
Toutes les tendances et influences sont présentes sur les éventuels chantiers du "bouddhisme occidental", "bouddhisme républicain" ou "non-bouddhisme". Et tout cela en un monde en plein changement.

***
Illustration : Marianne et Quanjin

[1] Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, p. 375
[2] « Laisse tomber tout effort délibéré, tout ‘projet’ de l’esprit, tel que s’initier à l’enseignement du Bouddha, réciter les sūtra, adorer les images, ou accomplir les rituels, mais aussi chercher à fixer ou purifier son esprit, voire contempler la vacuité (qui est elle-même un objet). C’est ainsi que Xuanjian (782-865) préconise en toute simplicité de vivre le plus naturellement du monde : s’habiller, manger, faire ses besoins, rien de plus ». Anne Cheng, p. 410 
[3] Anne Cheng, p. 412
[4] pramāṇa 

1 commentaire:

  1. « vulgaires feuilles de papier justes bonnes à se torcher le derrière. »

    Cela veut tout simplement dire de rejeter l'attachement de part intellectuels aux textes littéraux, ce qui correspond à une forme d'obscurité très profonde ou l'on ne fait pas la différence entre la compréhension intellectuelle et la compréhension intuitive issue de nos observations.

    Cela correspond au 7 état de monde de l'état de arhat, ou s'adresse aux personnes qui ont une très forte disposition à l'état d'étude.

    Malheureusement certains enseignent ça au sens propre, voulant se passer totalement des textes ajouté à la confusion que d'être son propre refuge, ce qui est également souvent mal compris.

    Ils pensent pouvoir atteindre la Bodhéité tel que le Bouddha Shakyamuni sous l'arbre Bouddhi, ce qui Karmiquement n'est pas aussi évident que de l'affirmer.

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