lundi 30 janvier 2012

La position précaire d'une moudra



L’hagiographie du yogi amateur de femmes Lingrépa Pema Dorjé (1128 – 1188) est intéressante pour elle-même, mais elle contient une anecdote qui implique son maître Pamodroupa (Phag mo gru pa 1110 – 1170), qui en dit long sur la position de la femme en général et des mudrā en particulier. Elle est racontée dans les Annales Bleus (p. 662-663).

Lingrépa avait commencé sa carrière spirituelle comme novice, mais avait dû abandonner ses vœux quand il rencontra une femme portant le nom significatif « sman mo », qui désigne en tibétain un genre de sorcière… et qui était de bonne famille, ce qui leur permettait de vivre dans un certain confort. Avec le soutien de sa belle-famille, Lingrépa et Mènmo, habillés avec du cotton blanc comme les disciples de Milarépa, avaient entrepris l’étude de la transmission orale de Réchungpa (T. ras chung snyan rgyud) auprès de différents maîtres. Quand ils étaient en retraite, ils entendaient parler de Pamodroupa et avaient envie d’étudier auprès de lui. Pamodroupa était un moine, qui prenait très au sérieux la discipline du vinaya et avait fait le vœu de ne pas rentrer dans le foyer d’un homme laïc, même s’il s’agissait d’un roi. [1]

Quand le couple arriva en présence de Pamodroupa, celui-ci dit à Lingrépa : « Renvoie la femme ! ». Lingrépa répliqua : « J’ai déjà essayé de la renvoyer à plusieurs reprises, mais elle ne veut pas ! ». Pamodroupa répliqua « Cette fois-ci elle partira, alors renvoie-la ! Je ferai un rituel ! » Il renvoya alors Mènmo en se justifiant : « Je n’ai pas trop gaspillé la fortune de tes parents. Rentre chez toi et profite de la prospérité de tes parents. »

Plus tard, il réprit une autre femme de Zangri (zangs ri) comme sa mudrā, mais il le regretta par la suite. Il la renvoya en lui disant de ne pas le suivre. Comme elle le suivait quand même, il s’est enfui au Kham. Elle avait par la suite tenté de le suivre là-bas, mais mourut en chemin.

Mais le sort d'une mudrā ou d'une muse n'est pas nécessairement l'abandon ou la mort, elle peut aussi être généreusement offerte d'un maître à un autre. Voir le cas où rngog chos rdor offre sa belle mudrā  à Ram tsan can en échange d'instructions dans le cycle du Hevajra tantra (BA p. 407).

Lingrépa est l’auteur d’une série de compositions assez originales, inspirées selon lui par une ḍākinī, mais des mauvaises langues contemporaines disaient qu’elles étaient ses propres inventions (T. rang bzor byed pa). Lingrépa est à l’origine de l’école Lingré kagyu (T. gling ras bka’ brgyud) et fut le maître de Tsangpa Gyarepa (gtsang pa rgya ras 1161 - 1211), le fondateur de l’école droukpa kagyu.

Pour la position de la femme et des mudrā, voir le livre de June Campbell, Traveller in Space : Gender, Identity and Tibetan Buddhism (article Tricycle) Extraits du livre : 1, 2, 3




Illustration : thangka peint par Edward Thomas
[1] BA p. 560

dimanche 29 janvier 2012

L'effet de la prière



La prière est tout d’abord un aveu d’impuissance. On prie pour demander un bien que nous n’arrivons pas à nous procurer tous seuls. Mais avant même de faire appel à un autre, plus puissant, cette prière implique que nous sommes conscients de nos limites et de notre impuissance à cet égard. C’est un renoncement à notre « toute-puissance », à l’illusion d’avoir tout sous contrôle, et un debut d’humilité.

La prière de demande est alors adressée à un puissant, un dieu, Dieu... En échange du bien demandé, on est prêt à un sacrifice, quelque chose qui nous coûte. Tout travail ne mérite-il pas salaire ? Des offrandes, une ascèse, la répétition de la demande jusqu’à ce que’elle soit exaucée, ou que la demande n’ait plus d’objet…
« Consolez-vous, ce n’est pas de vous que vous devez l’attendre mais au contraire en n’attendant rien de vous que vous devez l’attendre. » Pascal, Pensées, 651/517
Dans le bouddhisme tibétain, nous avons le terme « smon lam », souvent traduit par « prière de souhaits ». Le mot tibétain est la traduction du mot sanscrit « praṇidhāna », qui signifie respect, soumission, dévotion; méditation profonde, absorption, dérivé du verbe praṇidhā (déposer, poser; s'approcher de | diriger (les yeux, l'esprit) sur ; s'absorber dans ; fixer son attention, réfléchir, méditer).[1] Ce n’est donc pas tant une prière de demande, de souhaits, qu’une concentration, une attention sur celui que l’on croit capable d’exaucer nos prières, ou un objectif que l'on se fixe...

Les « prières » que l’on récite habituellement dans le bouddhisme tibétain, sont en fait des vœux pris par des grands bodhisattvas comme Samantabhadra[2], ou par des bouddhas comme Amitābha, Bhaiṣaye-guru[3] etc. quand ils étaient encore des bodhisattvas et aspiraient (T. smon) à devenir des bouddhas afin de pouvoir exaucer plus efficacement les prières et les vœux des autres. En récitant les vœux des bodhisattvas d’antan, nous reprenons à notre compte les vœux faits par ceux-ci, qui deviennent alors nos propres vœux. Ce sont des prières que nous adressons en quelque sorte au Bouddha que nous serons un jour.  

Au lieu de nous déclarer impuissants et d’adresser nos prières à un Bouddha autre, en lui déléguant de les exaucer, nous prenons l’engagement de faire en sorte de nous donner le pouvoir de les exaucer. En attendant, l’inquiétude causée par un problème devant lequel nous nous déclarons impuissants, est atténuée un peu par notre engagement de le resoudre quand nous en serons capables et de faire en sorte que nous le soyons. Cela nous aide à être patients et à sortir d’un sentiment d’impuissance créateur d’inquiétude. En même temps, cet effort n’est pas fait dans notre propre intérêt mais dans celui des autres. Le désintéressement ne concerne que notre bien, c’est l’intérêt d’autrui qui motive.
« Si, quand j’atteindrai la Bouddhéité, les humains et les dévas en ma terre chutent dans les royaumes inférieurs après leur mort, puissé-je ne pas réaliser l’Éveil suprême »[4]



Illustration : le bodhisattva Samantabhadra

[1] http://sanskrit.inria.fr
[2] Samantabhadracaryāpraṇidhānarāja. En Tibétain : 'phags-pa bzang-po spyod-pa'i smon-lam-gyi rgyal po extrait du 40ème chapitre de l'"Avataṃsakasūtra (Gaṇḍavyūhasūtra)
[3] Le Bhaiṣajyaguruvaidūryaprabharāja Sūtra contient les douze vœux du Bouddha de la Médecine, formulés lorsqu'il commençait à pratiquer la voie du Bodhisattva. Amitābha avait fait quarante-huit vœux dans le Sukhāvatīvyūha Sūtra.
[4] 2ème vœu d’Amitābha

Par Jupiter !


Naissance d'Athéna

La théorie des forces (immortelles et non engendrées) unifiante et séparatrice de l’Un fournit la base d’une forme d’émanationisme que l’on retrouve dans la pensée (religieuse) grecque, dans la pensée indienne (sāṃkhya…), dans le scolastique bouddhiste, dans le tantrisme bouddhiste et donc aussi dans le bouddhisme tibétain. La Haine est responsable de la génération de toutes les choses engendrées et l’Amour de la sortie des engendrés hors du monde.[1] L’équilibre des deux est le repos. On peut évidemment personnaliser cette puissance.
« Tous les noms lui conviennent. Tu veux l’appeler le Destin ? Tu en as le droit, car il est celui auquel toutes choses sons suspendues, la cause des causes. La Providence ? Tu en as le droit, car c’est lui par le conseil duquel il est pourvu aux besoins de ce monde, afin qu’il arrive à terme sans rencontrer d’obstacle et qu’il déploie tous ses mouvements. La Nature ? Tu ne feras pas d’erreur, car c’est lui dont naissent toutes choses grâce au souffle duquel nous vivons. Le Monde ? Tu ne te tromperas pas, car c’est lui qui est tout ce que tu vois, présent à l’intérieur de toutes ses parties et se conservant lui-même et ses parties. » Sénèque, Questions naturelles, I, Préf. 3[2] 
« Pour les stoïciens, les figures des autres dieux [que Zeus-Jupiter] correspondaient allégoriquement à des événéments constitutuant le monde et représentant des phases du mouvement général de l’univers : Héra, par exemple, correspondait à l’air. Epictète (III, 13, 4-8) met en scène mythiquement Zeus, c’est-à-dire la Raison ou la Nature, au moment où, après une phase d’expansion, de diastole, puis de concentration, de systole, l’univers, dans l’embrasement général, est ramené à son état séminal, c’est-à-dire au moment où la Raison est seule avec elle-même. Zeus va-t-il dire : ‘Malheureux que je suis ! Je n’ai ni Héra, ni Athéna, ni Apollon…’ ? ‘Non, dit Epictète, Zeus vit alors pour lui-même, se repose en (S. viśrānti L. quies) lui-même… s’entretient de pensées dignes de lui. »[3]

Comparez ceci avec le Cœur Divin dans le shivaïsme du Cachemire (votre indulgence pour des signes diacritiques manquants ou de trop...) 

« Le Cœur spirituel est la Réalité ultime (anuttara) qui est aussi bien transcendante (viśvotirna), qu’immanente (viśvamaya) dans toutes les choses créées. Il est l’essence ultime (sāra). Le Cœur spirituel incarne le paradoxe de la nature qui ne peut pas être définie de Shiva et pour cette raison il est une source infinie d’enchantement (camatkāra), définie comme un pur étonnement (vismaya) et un ineffable mystère. Le Cœur est la plénitude et le caractère illimité de Śiva (pūrṇatva), le trop plein de l’existence qui se déverse sans arrêt dans la manifestation. En même temps, il est d’une vacuité inconcevable (śūnyatiśūnya). Le Cœur spirituel est le Soi Universel et illimité (pūrṇahanta). 
Le Cœur de Śiva n’est pourtant pas une réalité absolument statique ou inerte. En fait, la tradition du shivaïsme cachemirien, non-dualiste considère le Cœur comme étant dans un état de mouvement perpétuel, en état de vibration (spanda), où a lieu une continue contraction et expansion (saṃkoca- vikāsa[4]), une permanente ouverture et fermeture (unmeṣa-nimeṣa), un frisson (ullasita[5]), un frémissement (sphurata[6]), une continue pulsation, un ondoiement et un déversement (ucchalata[7]) du Souffle Divin. L’intensité et la vitesse de ce mouvement sont si grandes que, paradoxalement, il peut être simultanément regardé comme une parfaite immobilité dynamique. »
La Raison (logos) ou la Nature comme le Cœur spirituel, qui est le Cœur de Śiva où a lieu le mouvement continu de contraction et d’expansion (G. systole-diastole S. saṃkoca- vikāsa[8]) du monde, aussi appelées phase de création (T. bskyed rim) et d’achèvement (T. rdzogs rim), dont le dépassement est la grande complétude qui contient aussi bien le repos que l’action.
Le porteur de foudre, Zeus-Jupiter, qui n’est pas sans rappeler Vajrapāṇi ou Vajradhara, est celui qui donne l’impulsion originelle unique, le foudre qui met le feu au poudre. Et laquelle impulsion originelle, sa volonté, sa Pensée (T. dgongs pa) est présente dans les quatorze niveaus de l’univers.
« La foudre n’est pas lancée par Jupiter, mais toutes choses ont été disposées par lui de telle sorte que même celles qui ne sont pas faites par lui ne sont pas faites sans la raison qui est celle de Jupiter. Même si Jupiter ne fait pas lui-même actuellement ces choses, Jupiter a fait qu’elles soient faites. » (Sénèque, Questions naturelles, II, 46)[9]




Illustration : Naissance de Pallas Athena de Zeus
[1] Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, VII, 29)
[2] (Hadot, 1992), p. 175
[3] (Hadot, 1992), p. 175
[4] saṃkoca [saṃkuc] m. contraction, rétrécissement, réduction, restriction; rétraction | phil. [trika] phase ascendante de réalisation spirituelle où le disciple se purifie en effectuant la rétraction du monde phénoménal; elle est suivie d'une phase d'expansion [vikāsa].
[5] ullasita [pp. ullas] a. m. n. f. ullasitā brillant; manifeste; tirée (épée).
[6] sphur v. [6] pr. (sphurati) pp. (sphurita) pf. (nis, vi) trembler, vibrer, frémir, palpiter (œil, lèvre) | étinceler, scintiller; se révéler, apparaître subitement | sauter, bondir.
[7] ucchal [ut-śal] v. [1] pr. (ucchalati) pp. (ucchalita) sauter, jaillir; déborder; s'envoler.
[8] saṃkoca [saṃkuc] m. contraction, rétrécissement, réduction, restriction; rétraction | phil. [trika] phase ascendante de réalisation spirituelle où le disciple se purifie en effectuant la rétraction du monde phénoménal; elle est suivie d'une phase d'expansion [vikāsa].
[9] (Hadot, 1992), p. 175

mardi 24 janvier 2012

Méditation, contemplation et oraison perpétuelle


Il faut distinguer la méditation de la contemplation :           
La méditation consiste dans des actes discursifs qui sont faciles à distinguer les uns des autres, parce qu'ils sont excitez par une espèce de secousse marquée, parce qu'ils sont variez par la diversité des objets auxquels ils s'appliquent, parce qu'ils tirent une conviction sur une vérité de la conviction d'une autre vérité déjà connue, parce qu'ils tirent une affection de plusieurs motifs méthodiquement rassemblez. Enfin parce qu'ils sont faits et réitérés avec une réflexion qui laisse après elle des traces distinctes et sensibles dans le cerveau. Cette composition d'actes discursifs et réfléchis est propre à l'exercice de l'amour intéressé, parce que cet amour imparfait qui ne chasse point la crainte a besoin de deux choses. L'une est de rappeler souvent tous les motifs interessés de crainte et d’espérance.           
L'autre est, de s'assurer de son opération par des actes bien marqués et bien réfléchis. Ainsi la méditation discursive est l'exercice convenable à cet amour mélangé d'intérêt. L'amour craintif et intéressé ne pourrait jamais se contenter de faire dans l'oraison des actes simples, sans aucune variété de motifs interessés. Il ne pourrait jamais se contenter de faire des actes dont il ne se rendrait à lui-même par réflexion aucun témoignage. Au contraire, la contemplation est selon les théologiens les plus célèbres, et selon les saints contemplatifs les plus expérimentés, l'exercice de l'amour parfait.
Le pur amour est l’amour désintéressé « toujours inviolablement attaché à toutes les volontés de Dieu, et particulièrement à sa volonté écrite fait tous les mêmes actes et exerce toutes les mêmes vertus distinctes que l'amour intéressé, avec cette unique différence qu'il les exerce d'ordinaire d'une manière simple, paisible, et dégagée de tout motif de propre interêt. »[1] N'oubliez pas l'upāya ! La contemplation est alors un état d’amour pur, « un état habituel, certes, mais pas toujours actuel »[2], quasi-inconscient. Une contemplation infuse, une oraison perpétuelle. « Elle est nommée un regard simple et amoureux, pour la distinguer de la méditation qui est pleine d'actes méthodiques et discursifs. » La contemplation pure est un acte continu.

« La nature inquiète et empressée voudrait se donner à la fois tous les plus saints désirs et tous les actes les plus distincts pour se consoler par la vue et par le sentiment de ces pratiques. On voudrait contempler comme les chérubins, quand il ne s'agit que de souffrir un délaissement sensible. On voudrait être toujours fervent, toujours occupé d'un amour vif, d'une foi explicite, d'une abondance de vertus distinctes, quoique la grâce ne demande de nous en certains moments qu'un amour presque insensible et obscurci par les nuages des tentations.           
On voudrait à toute heure s'exciter pour faire certains sacrifices et pour vaincre certaines tentations dont les cas sont éloignés et n'arriveront peut-être jamais. On veut trouver en soi à point nommé la volonté pleine et formelle de tous ces sacrifices dont il ne s'agit pas, et que la grâce ne doit pas donner hors de l'occasion. On s'inquiète, on se trouble, on se tourmente pour sentir ce qu'on ne sent pas. En voulant se donner ce que la grâce ne donne ni ne demande, alors on se distrait pour les choses qu'elle inspire actuellement, et on manque l'occasion d'y coopérer. Plus on veut tirer de son cœur ce que la grâce n'y met pas et n'y doit pas mettre alors, plus on se dessèche, on se distrait, et on se dissipe par ces efforts superflus. Ainsi ce contretemps a l'égard de l'attrait de la grâce nuit à notre progrès au lieu de le faciliter. Ce n'est pas un péché, car ce n'est qu'un empressement naturel que beaucoup d'auteurs ont nommé vertueux parce qu'il se mêle avec le principe de vertu surnaturelle et qu'il a pour objet des choses vertueuses. C'est l'inquiétude de Marthe qui est louable puisqu'elle ne s'agite que pour le service du fils de Dieu, mais qui est moins parfaite que l'amour paisible et efficace de Marie. »
Voir aussi dans ce contexte les trois types d'absorption chez Ramana Maharshi.



[1] Examen des maximes des saints sur la vie de Fénelon
[2] (Gouhier, 1977), p. 100

lundi 23 janvier 2012

Amour et Haine



Selon Aristote[1], Empédocle était le premier à parler de la division du Tout en quatre éléments, par l’effet de la Haine, et de leur (possible) réunion par l’Amour/Amitié. La Haine est séparatrice tandis que l’Amour est unifiante.[2] Le Tout peut être un ou multiple, mais il reste le Tout et c’est la force unifiante de l’Amour qui fait qu’il est un Tout. L’Amour est la volonté de Dieu. La volonté (de puissance) est l’essence la plus intime de l’être.

Le Tout (S. sarva) se divise, sous l’effet de la Haine, ou se réunit, sous l’effet de l’Amour. L’Amour et la Haine, la force unifiante et séparatrice, sont-elles inhérentes au Tout, ou sont-elles les expressions d’une volonté universelle ? C’est la ligne de fraction entre les croyances théistes et non-théistes. Pas une si grande différence finalement. Que la volonté universelle porte un masque ou adopte une forme ou pas, qu’importe ? La volonté individuelle peut s’aligner sur la volonté universelle ou s’y opposer, elle peut choisir l’Amour ou la Haine. Pour ou contre ? "Celui qui n'est pas avec moi est contre". Par la force de l’Amour, l’Esprit est le bien et la matière le beau[3].

Quand la volonté individuelle ne s’aligne pas sur la volonté universelle, elle doit faire des choix, au risque de s’engager dans ce qui désunit, ce qui est source d’inquiétude. Ce que l’on veut, est-ce réalisable, dépend-il de nous ? Sommes-nous certains de l’atteindre ou de l’obtenir ? Vouloir atteindre ou obtenir quelque chose que l’on n’a pas déjà est une entreprise vouée à l’échec. La solution que proposent de nombreuses voies philosophiques et spirituelles est la bonne utilisation de la volonté et de l’entendement. C’est la bonne maîtrise de nos représentations sans méprise (entendement) et l’alignement sur la volonté universelle (conforme à l'ordre naturel et/ou divin) (volonté). La sagesse et l’amour.

Alors la volonté universelle, c'est quoi ? Je dois malheureusement vous laisser, j'ai quelques courses à faire.


[1] Métaphysique, A, iv, 985 a 21
[2] Aétius, Opinions, I, iii, 20
[3] Selon François de Sales (Traité de l’amour) : Le bien/le bon est ce dont la jouissance nous délecte et le beau ce dont la connaissance nous agrée.

dimanche 22 janvier 2012

Y a-t-il un pilote dans l'avion ?




François de Salignac de la Mothe-Fénelon

« L'homme tient à la fois au monde sensible et au monde intelligible. Platon distingue en lui trois parties ou plutôt trois puissances différentes : le désir, le coeur et la raison. Le désir, ensemble des appétits charnels et sensibles, préside aux fonctions de nutrition et de reproduction, et réside dans la partie inférieure du tronc, au-dessous du diaphragme ; le coeur, comme son nom l'indique, a pour siège la partie supérieure du tronc ; c'est l'instinct noble et généreux (S. sattva T. snying stobs), mais incapable de se donner par lui-même une direction ; au-dessus, dans la tête, siège la raison, la raison qui peut connaître la vérité, diriger vers elle le coeur et ses forces actives, et maitriser par là les passions inférieures. Dans son poétique langage, Platon a comparé l'homme a un attelage, composé d'un cocher, symbole de la raison, d'un cheval généreux et docile, image du coeur, et d'un autre cheval fougueux et indompté, image des appétits et des passions. »[1]
“ Connais le corps comme étant un chariot et l’”Atman”-le Soi- comme étant le maître de ce chariot; connais l’Intellect (S. buddhi T. blo) comme étant le conducteur du char et le mental (S. manas T. yid) comme en étant les rênes. / L’homme qui a pour cocher l’Intellect (buddhi) et pour rênes la pensée (manas) atteint le terme de son voyage -qui est à une longue distance.” Katha Upanishad. III 5, 9
« Le mental est l'avant-coureur des conditions, le mental en est le chef, et les conditions sont façonnées par le mental. Si avec un mental impur, quelqu'un parle ou agit, alors la douleur le suit comme la roue qui suit le sabot du bœuf. »[2]

Dans les Sāṃkhya kārikā, la buddhi, traduite ici par intelligence, est définie ainsi :
« 23 L'Intelligence, c'est la détermination : vertu, connaissance, renoncement, souveraineté [constituent] sa forme lumineuse; [il existe une forme] ténébreuse à l'opposé de celle-ci. »[3]
Pour les Sāṃkhya kārikā et les Dhammapada le cocher de l’intellect peut se tourner dans deux directions contraires : une direction éveillée (S. Bodhipakṣa T. byang phyogs) et une direction affligée (S. saṃkleśa-pakṣa T. nyon phyogs). Il n’est pas un hasard que dans la Bhagavad-gīta, Kṛṣṇa se manifeste comme le cocher d’Arjuna pour l'aider à prendre la bonne direction.

L’intellect est la pointe de l’esprit (T. blo rtse) et une véritable charnière entre l’Esprit et la Nature, l’esprit et la matière, le sujet et l’objet, Dieu et la création, l’être et l’existence…, en fonction du cadre narratif qui sert de référence. Pour Platon, l’âme est à la fois mouvante et mue et se divise ainsi en une partie supérieure et une partie inférieure. La première serait alors occupée par l’entendement et la volonté et la deuxième par les sensations, les images, la mémoire et les passions.

Chez Malebranche, l’entendentement se rapporte à la matière et a pour fonction de recevoir les perceptions, qui peuvent être « pures », c’est-à-dire intelligibles. Celles-ci restent à la surface de l’âme sans la pénétrer ou modifier. Et les perceptions sensibles, les plaisirs, la douleur, les perceptions sensorielles etc. qui pénètrent et modifient l’âme. Ces dernières Malebranche appelle les modifications de l’âme. La fonction de la volonté, qui se rapporte à l’esprit, est de recevoir les inclinations ou de vouloir différentes choses. Elle est donc davantage l’élément spirituel.
« C’est l’entendement qui aperçoit ou qui connaît, puisqu’il n’y a que lui qui reçoive les idées des objets ; car c’est une même chose à l’âme d’apercevoir un objet que de recevoir l’idée qui le représente. » (La recherche de la vérité) 
C’est aussi l’entendement qui reçoit les modifications de l’âme (définies ci-dessus). L’entendement reçoit les idées, les plaisirs, la douleur, les données sensorielles en les apercevant. Il « transforme » pour ainsi dire les idées et les données sensorielles en informations intelligibles qu’il traite et digère sous cette « forme ». « C’est l’entendement qui imagine les objets absents et qui sent ceux qui sont présents. » Le traitement égal des idées et des données sensorielles fait d’ailleurs également partie de la théorie de Maitrīpa et de son maître Jñānaśrīmitra, qui permet le développement de la méthode du non-engagement mental (S. amanasikāra T. yid la mi byed pa).
En se plaçant dans la « pointe de l’esprit » et en traitant les données sensorielles (« les modifications »), capables de pénétrer et modifier l’âme comme des représentations, des idées, elles sont traitées comme des perceptions pures qui restent à la surface de l’âme sans la pénétrer.
« Les choses ne touchent pas l’âme. » « Elles n’ont aucun accès à l’âme ».[4]
Mais cela constitue comme un divorce entre la partie supérieure et la partie inférieure de l’âme. Cette dissociation était reprochée à des quiétistes comme Molinos. Dans le procès qui lui était fait, Fénelon devait se défendre contre le même type d’argument.

Chez Fénelon, la partie supérieure de l’âme s’appelle le  « fond intime de la conscience » qui est dénudé de toute réflexion. « La partie supérieure de l’âme est celle qui subsiste quand l’âme est délivrée du moi et où s’opère la substition de la volonté divine à la sienne. »[5] Fénelon fait une distinction entre les actes simples et directs, qui découlent spontanément de la partie supérieure de l’âme, et les actes réfléchis, qui sont des actes intéressés, des retours sur soi, et qui sont le fait de la partie inférieure de l’âme. C’est l’absence et la présence du moi, de la conscience et de l’amour de soi-même, qui détermine si un acte est simple et direct ou réfléchi. La volonté qui se substitue à la volonté réfléchie et intéressée n’est autre que la volonté de Dieu, de la Nature universelle… C’est alors le règne de Dieu. Les facultés de l’âme sans le moi et les intérêts du moi.




[1] Louis Liard, Platon,
[2] Dhammapada, Les dits du Bouddha, Albin Michel p. 29. Le verset suivant : « Le mental est l'avant-coureur des conditions, le mental en est le chef, et les conditions sont façonnées par le mental. Si avec un mental pur, quelqu'un parle ou agit, alors le bonheur le suit comme l’ombre qui jamais ne le quitte. »
[3] Traduction de Bernard Bouanchaud
[4] Citations de Marc-Aurèle dans La citadelle intérieure, Pierre Hadot, p. 123
[5] Henri Gouhier, Fénelon philosophe (Vrin, 1977), p.106

lundi 16 janvier 2012

"L'hérésie ritualiste"


Dans La morale bouddhique de Louis de la Vallée Poussin, publié en 1927 (Nouvelle librairie nationale), un passage précise ce qu'il faut comprendre par « l'hérésie ritualiste » (S. śīlavrataparāmarśa).

2. L'opinion fausse nommée śīlavrataparāmarśa. « estime inintelligente ou absolument injustifiée des pratiques ascétiques et des rites ».
C'est ce que Rhys Davids appelle « l'hérésie ritualiste », l'erreur que les bouddhistes contemporains reprochent aux chrétiens et que les anciens bouddhistes condamnaient chez les brahmanes et les pénitents de diverse dénomination.
« Croire que les rites de suicide, ignition ou noyade, procurent le ciel; croire que la moralité et les pénitences, à elles seules, procurent le Nirvana », — par extension « considérer comme cause du monde Prajāpati ou Śiva, adhérer aux doctrines des brahmanes ».
Toutes les superstitions, des plus anodines (rites de bon augure) aux plus graves, ont place ici[1]

A) Cette fausse vue est souvent nuisible au prochain (meurtre des animaux au sacrifice), souvent nuisible à soi-même (souffrances de la pénitence, des « vœux du taureau ou du chien », du suicide) ; mais sa malignité réside surtout en ceci qu'elle ferme les chemins du ciel et du Nirvāṇa en prétendant ouvrir des chemins qui ne sont pas des chemins, en ceci qu'elle nie en propres termes la doctrine bouddhique. Malheur à celui qui, dans la communauté, s'élève contre le Maître et commet le crime de schisme, un des cinq péchés « mortels ». Il cuira, pendant une période cosmique, dans le plus terrible des enfers (iv, 98-102).

B) Quelques exemples de śīlavrataparāmarśa.

a) Douce folie de penser qu'on obtient un fils par des prières (S. prārthana T. gsol ‘debs), par des pélerinages. Si les prières suffisaient, quel homme n'aurait pas mille fils comme les rois   Cakravartins? — La conception résulte de trois causes, femme féconde, union des parents, présence d'un gandharva, c'est-à-dire de l'être subtil qui vient d'abandonner un corps mourant et qui cherche à se réincarner[2],

b) Grave folie : supposer que les rites funèbres, les hymnes et les incantations des brahmanes assurent le paradis aux défunts. Quand un homme meurt, peu importe ce qui advient du corps : le feu du bûcher ne portera pas au ciel l'assassin qui cuit déjà dans l'enfer[3].

c) Les ablutions ne lavent pas le péché. Si l'eau lave le péché, les crocodiles comme les assassins renaîtront dans le paradis (Theragatha, 239). « Ce n'est pas l'eau qui purifie : celui-là est pur, celui-là est un vrai brahmane qui est véridique et juste » (Udana, i, 9, Udana-varga, xxiii, 14).
— Quelqu'un demande au Bouddha : « Viens-tu pour te baigner dans la Bāhukā? » — « Que fait cette rivière? » — « C'est une rivière de délivrance, une rivière de mérite... Beaucoup d'hommes y lavent leurs péchés... »
Mais le Bouddha méprise toutes ces rivières saintes, aussi saintes de nos jours qu'il y a quelque trois mille ans : il connaît de meilleures purifications, la détestation du péché et la confession, la bonne œuvre, le bon propos (Majjhima, i, 39, Śiksasamuccaya, 160) (Voir ci-dessous p. 205, 243)[4].

d) Encore que le bain, ingénieusement pratiqué, soit un exercice douloureux, il y a des méthodes de purification et de salut considérées comme plus efficaces et qui sont réservées à des professionnels, aux « religieux » (śramana, pravrajita). D'innombrables sectes ont leurs préférences : des hommes s'obligent au « vœu du chien », au « vœu du taureau », marchant à quatre pattes, mangeant les ordures, broutant l'herbe, et la reste; d'autres hommes se mutilent, se noient, se jettent dans le feu, se précipitent du haut d'un rocher, mènent une vie coupée de longs jeûnes et qui se termine par le jeûne d'un mois. Toutes ces pratiques, non seulement ne produisent pas le ciel ou le salut, mais ont pour fruit inévitable les douleurs infernales.
Ce n'est pas l'habit, l'absence de vêtement, la pénitence qui font le religieux (Majjhima, i, 281). (Voir p. 63).

C) Cependant les rites de bon augure, les pénitences et observances, les recettes de tout ordre ne sont pas sans vertu. Leur utilité est très restreinte, car elle est confinée à la présente vie. Par certaines « sciences » ou « formules » (vidyā), on peut lire la pensée d'autrui, on peut faire des miracles (se transporter à travers les airs, etc.). La magie singe les pouvoirs surnaturels (abhijnās, ci-dessus p. 88); mais elle est mauvaise (vii, 53 ».).
Certaines formes de vie pénitentiaire sont sévèrement condamnées, la nudité par exemple ou le « vœu du chien». En outre, toute pénitence ou observance est mauvaise par le fait même qu'on la regarde comme génératrice du salut. Mais de multiples formes d'ascétisme sont utiles, ou nécessaires, à la purification de la pensée et au salut. — On loue le moine qui dit : « Je ne me lèverai pas — je resterai sans manger ou dormir dans l'attitude accroupie de la méditation —aussi longtemps que je n'aurai pas obtenu la suppression complète des erreurs et des désirs » (Majjhima, i, 219).
Le Bouddhisme interdit le suicide par le jeûne, le feu, la chute du haut d'un rocher, formes « vulgaires » de suicide; mais beaucoup de saints se sont coupé la gorge[5].



[1] Oç., iii, p. 86, iv. 64,86, v, 7 ,38 (p. 18, 19, 33).
[2] Kośa;iii,12-H. — Dans Jataka, 433, p.512,un fils estobtenu par des prières.
[3] Pour les dons au bénéfice des morts, voir p. 65, 215.
[4] Sur les ablutions Apadana, dans commentaire Thertgâihâ, 201, Cittavisuddhiprakarana, Vasubandhu, Gathasamgraha, Mélanges Asiatiques (Saint-Pétersbourg), viii, 559, Oltramare, Théosophie bouddhique, 123.
[5] Nirvāṇa (1925), p. 22 et ci-dessus, p, 111.

mercredi 11 janvier 2012

Suspendu



Sextus Empiricus donne la définition suivante du scepticisme ou pyrrhonisme.
« Le scepticisme est une faculté, un pouvoir d’opposer représentations sensibles et conceptions intellectuelles de toutes les manières possibles, pour en arriver, étant donné l’égale force propre aux choses sensibles et aux raisons, d’abord à l’équilibre la suspension du jugement et ensuite à la quiétude de l’âme. »[1]
Le même passage ailleurs :
« Le scepticisme est la faculté de mettre face à face les choses qui apparaissent aussi bien que celles qui sont pensées, de quelque manière que ce soit, capacité par laquelle, du fait de la force égale qu’il y a dans les objets et les raisonnements opposés, nous arrivons d’abord à la suspension de l’assentiment, et après cela à la tranquillité. »[2]
Les choses qui apparaissent sont les choses sensibles, perçues à travers les cinq facultés sensorielles, et qui sont opposées aux choses intelligibles ou des choses pensées. Dans l’approche sceptique on ne cherche ni comment apparaissent les choses sensibles, ou plus exactement les représentations sensibles, ni comment sont pensées les choses intelligibles, mais on les prend simplement, telles quelles. Des impressions, représentations et opinions différentes peuvent se produire à partir de la même réalité empirique.

À toute opinion peut s’opposer une opinion égale, de force égale. Dans le cas d’une opposition d’opinions opposées le sceptique suspend tout jugement ou assentiment, c’est « l’arrêt de la pensée du fait duquel nous ne rejetons ni nous ne posons une chose. »[3] Cela s’appelle la non-assertion (G. aphasia), qui est « le renoncement à l’assertion entendue au sens général, dans lequel nous disons que se trouvent incluse aussi bien l’affirmation que la négation, de sorte que la non-assertion est un affect qui nous empêche de dire que nous posons ou rejetons quelque chose. »[4] Le fait de ne pas donner son assentiment à aucune opinion, de ne pas pencher (T. phyogs med) vers un côté (G. arrepsia) crée une suspension (G. épochè) favorisant la tranquillité (G. ataraxia) en matière d’opinions (S. prapañca).
« En effet, celui qui affirme dogmatiquement que telle chose est naturellement bonne ou mauvaise est dans un trouble continuel. Quand il lui manque les choses qu’il considère comme bonnes, il estime qu’il est persécuté par les maux naturels et il court après ce qu’il pense être les biens. Les a-t-il obtenus, il tombe dans des troubles bien plus nombreux du fait qu’il est dans une exaltation sans raison ni mesure, et que, craignant un changement, il fait tout pour ne pas perdre ce qui lui semble être des biens. Mais celui qui ne détermine rien sur les biens et les maux selon la nature n fuit ni ne recherche rien fébrilement ; c’est pourquoi il est tranquille. »[5]
Pour Nāgārjuna, le trouble de l’homme est causé par huit opinions dites « extrêmes » qui forment deux paires d’opinions de force égale. Nāgārjuna recommande de ne pas pencher vers aucun des huit pôles (cessation-production, anéantissement-durée, diversité-unité, arrivée-départ) qui ne sont que des opinions (S. prapañca) et il rend hommage au Bouddha, qui avait enseigné par compassion, le cours authentique menant à l’abandon de toutes les opinions.[6]
« 27,29. Et puis, étant donné que tous les êtres sont vides [d’une identité qui leur appartienne en propre], à propos de quoi, dans l’esprit de qui, de quelle nature et pour quelle raison, des opinions concernant l’éternel, etc., pourraient-elles prendre naissance ? »
Celui qui dogmatise pose comme existante la chose à propos de laquelle il dogmatise, alors que le sceptique pose de telles expressions comme n’étant pas absolument existantes. ( (Pellegrin), 1997) I, 7 p. 61). Le système des critères ou jugements valides (S. pramāṇa) a pour but de démontrer (S. siddhi) ou déterminer une chose ou un raisonnement comme vrai ou faux. Le système de la Mahāmudrā dont l’origine est attribuée à Nāgārjuna est l’absence de jugement de ce qui se présente. Rien n’est ni jugé, ni mesuré, ni pesé, ce qui conduit à « l’arrêt de la pensée », qui est en fait l’arrêt des opinions émises au sujet de ce qui se présente. On ne cherche pas à faire le ménage dans « ce qui se présente », on ne cherche pas à manipuler les causes (T. rgyu) en vue d’effets (T. ‘bras bu) souhaités et ainsi à vouloir contrôler « ce qui se présentera ».

En concevant des éléments déterminés, ainsi que leur causalité, on conçoit des actes négatifs, des voiles etc. ainsi que les remèdes pour les éliminer, qui seront ainsi posés comme existants. En appliquant un remède à un défaut que l’on veut éliminer, on affirme du même coup l’existence de ce défaut en lui attribuant une réalité. Non seulement, concevoir des défauts à éliminer et les remèdes censés les éliminer créent une impasse, mais empêchent la quiétude (S. nirvāṇa).
« 25,1. Si tout ce qui est donné dans l’expérience est vide, il n’y a plus ni apparition, ni disparition. Qu’y aura-t-il, soit à éliminer soit à arrêter, pour donner lieu au nirvāṇa ? »[7]
L’abandon des (8) opinions, qui est la vacuité qu’enseigne Nāgārjuna, débouche sur la tranquillité. Mais celle-ci n’est pas une quiétude inerte.
« La vacuité est enseignée en vue d'éliminer toute opinion (S. prapañca). Aussi l'objectif de la vacuité est la cessation de toute opinion (S. prapañca). [En réponse à ceux qui reprochent la vacuité d’être une vue nihiliste : ] Vous qui interprétez la vacuité comme néant (S. nāstitva) et qui en ce faisant continuez la toile des opinions, ne connaissez pas l'objectif de la vacuité. Comment pourrait-il y avoir du néant dans la vacuité, qui est essentiellement la cessation de toute opinion ? Ce que signifie la production conditionnée (S. pratītya-samutpāda) la vacuité signifie aussi. Mais ce que signifie le non-être (S. abhāva), la vacuité ne signifie pas. » [8]
Tout comme « l’arrêt de la pensée » n’est pas un blanc inconscient, la vacuité n’est pas un néant. Et le non-agir n’est pas de l’inaction[9]. La tranquillité que propose Nāgārjuna, et qui est l’idéal du bodhisattva, prend le beurre et l’argent du beurre. Le projet du bodhisattva est l’élimination de la souffrance, sans faire la distinction entre la sienne propre et celle d’autrui, en se servant de la causalité et en continuant de fonctionner dans le monde. Il n’en va pas autrement pour le sceptique :
« Donc en nous attachant aux choses apparentes, nous vivons en observant les règles de la vie quotidienne sans soutenir d’opinions, puisque nous ne sommes pas capables d’être complètement inactifs. Cette observation des règles de la vie quotidienne semble avoir quatre aspects : l’un consiste dans la conduite de la nature, un autre dans la nécessité de nos affects, un autre dans la tradition des lois et des coutumes, un autre dans l’apprentissage des arts ; par la conduite de la nature nous sommes naturellement doués de sensation et de pensée ; par la nécessité des affects la faim nous mène à de la nourriture et la soif à de la boisson ; par la tradition des lois et des coutumes nous considérons la piété, dans la vie quotidienne, comme bonne et l’impiété comme mauvaise ; par l’apprentissage des arts nous ne sommes pas inactifs dans les arts que nous acceptons. Mais nous disons tout cela sans soutenir d’opinions.»

***
Illustration : Nagarjuna et Sextus Empiricus

[1] Les sceptiques grecs - textes choisis, Dumont, 1966, p. 9
[2] Esquisses pyrrhoniennes, Pellegrin, 1997, I, 4 p. 57
[3] (Pellegrin), 1997), I,4 p. 59. bsal bzhag ou dgag sgrub
[4] (Pellegrin), 1997), p. I, 20 p. 159
[5] (Pellegrin), 1997), I, 12 p. 71
[6] Stances du Milieu par excellence, Buguault, 2002, 27,30 p. 364
[7] Stances du Milieu par excellence, Buguault, 2002, p. 325
[8] Introduction To The Middle Way: Chantrakirti's Madhyakavatara, 24.7, p. 491/ Chatterjee p. 336
[9] Voir aussi la Bhagavad-gītā  III, 4,5 : « Il ne suffit pas de s'abstenir d'action pour se libérer de l'acte (karma) ; l'inaction seule ne mène pas à la perfection. Jamais personne ne saurait un seul instant demeurer entièrement inactif ; malgré qu’il en ait, du fait des guṇas issus de la prakṛti, chacun est condamné à l’action. » (S. Na karmaṇām anārambhān naiṣkarmyam puruṣo ‘çnute/ na ca sannyasanād eva siddhiṃ samadhigacchati/ Na hi kaçcit kṣaṇam api jātu tiṣṭhaty akarmakṛt/ Kāryate hy avaçaḥ karma sarvaḥ prakṛtijair guṇaiḥ/) Emile Sénart p. 11