jeudi 17 novembre 2011

De quoi "Dzogchen" est-il le nom ?


Avec la diffusion du Dzogchen en occident, certains maîtres tibétains et leurs disciples occidentaux ont à cœur de donner une présentation exacte et sérieuse de cette voie dans ses textes et ses principes, parce qu’ils s’inquiètent de voir le tantrisme ou le Dzogchen découpé, fragmenté, reformaté, pour être acheminé « morceau par morceau, sur le grand marché du matérialisme spirituel ou des thérapies. »[1] Mais quand on regarde de plus près l’origine et l’évolution des doctrines, des pratiques et des croyances constituant les cursus des écoles tibétaines, on s’aperçoit rapidement qu’elles n’ont été constituées en un « ensemble », qu’une fois sur le sol tibétain, et après avoir été réformées, systématisées, réorganisées, complétées… au cours des siècles. Ce qui est un procédé tout à fait normal pour n’importe quel système religieux. L’origine et l’évolution des tantras, qui sont des « bricolages »[2] par excellence, sur le sol indien est très similaire.

L’unité des cycles d’enseignements proposés par les écoles tibétaines est uniquement de façade, ce qui finalement est très conforme aux doctrines du bouddhisme, où le soi ne présente qu’une unité de façade. Cela vaut pour le cycle du Chemin et du fruit (T. lam ‘bras) de l’école Sakyapa, pour les doctrines de l’école Kagyupa, dont le nom signifie « confluent de quatre transmissions (T. bka' babs bzhi brgyud pa) », lequel confluent a encore conflué avec des transmissions Kadampa, et aussi pour ce qu’on appelle Dzogchen, qui est selon ses propres historiens l’ensemble de trois approches différentes : sems sde, klong sde et man ngag sde. Chaque école aime présenter son cursus comme un package cohérent et indivisible, qui aurait été voulu et livré tel quel par un siddha ou un bouddha et transmis de façon ininterrompu jusqu’à nos jours.

Il est évident qu’une telle présentation donne une certaine force aux enseignements transmis, mais elle n’est pas conforme à la réalité. Dans chaque région où le bouddhisme s’est implanté au cours de son évolution, il s’est adapté à la culture locale. Il a été découpé, fragmenté, reformaté et on lui a même greffé des morceaux de culture locale. Une religion est un organisme vivant qui s’adapte à son milieu. Il est tout naturel qu’en arrivant en occident, le bouddhisme avec ses diverses formes et packages subisse le même sort.

Si par exemple un type de pratique comme la Section de la Conscience (T. sems sde) du Dzogchen, ou la Mahāmudrā de Maitrīpa, qui existaient de manière indépendante avant de faire partie intégrale d’un package proposé par une école tibétaine, est plus adapté à la culture occidentale, car moins grévé de bagages culturels indiens et tibétains, et permettant de travailler plus directement au niveau de la conscience, je vois mal comment on pourrait qualifier cela péjorativement de découpage, fragmentation ou reforme.

Le terme Grande complétude, Dzogchen, vient originellement du Guhyagarbha ou d’un autre tantra, mais désigne une doctrine qui est un syncrétisme entre mahāyoga et l’idée de la Spontanéité ou Pureté primordiale. Elle constituait bien une voie a elle seule, quand Rongzompa l’avait défendue au 11ème siècle, et qui correspondait à la filiation Dzogchen de Vairocana[3], dont Samten G. Karmay dit qu’il s’appuie sur le Coucou de l’Intelligence (T. rig pa’i khu byug), le premier de dix-huit petits traités constituant qui sera appelé plus tard la Section de la conscience (T. sems sde) et dont le Tantra du Roi pancréateur (T. kun byed rgyal po’i rgyud) est devenu la somme canonique. Les meilleurs représentants de cette filiation particulière de Dzogchen sont les maîtres gNubs sangs rgyas ye shes (11ème), Aro Ye shes ’byung gnas (Khams lugs) et Rong-zom Paṇḍita Chos kyi bzang po (Rong lugs). Selon Karmay, L’Entrée dans le système du Mahāyāna (T. Theg chen gyi tshul la ‘jug pa) est sans doute la meilleure œuvre du 11ème siècle sur le Dzogchen, qui nous soit parvenue. La tradition rattachée à la Section de la conscience a commencé à s’éteindre dès le 11ème siècle et au 17 siècle elle n’existait plus comme une lignée indépendante.

La Section de la Sphère mentale (T. klong sde), où la sphère mentale correspond à la totalité d’événéments mentaux, pris dans leur ensemble. Elle serait issue d’une tradition orale (T. rna brgyud) qui remonte à Vairocana. Le texte fondamentale de cette tradition est le court Pont vajra de la tradition orale ( T. rNa brgyud rdo rje zam pa), attribué à Vairocana. Le nom pont est intéressant et significatif. Le véritable organisateur de la section de la Sphère mentale est Kunzang Dordjé (Kun bzang rdo rje, fin 12ème s.). Après la mort de ce maître, cette tradition s’est éteinte aussi. Dans son projet de réorganisation, Longchenpa a consacré un volume (T. chos dbyings mdzod) aux deux traditions sems sde et klong sde.

C’est la troisième tradition, apparue en dernier et qui s’est développée particulièrement à partir du 14ème siècle, qui allait désormais devenir le facteur dominant dans le système Dzogchen, tel que nous le connaissons actuellement. Il s’agit de la Section des Préceptes (T. man ngag sde), et qui correspond au « Cycle du Goutte du Cœur » (T. snying thig). Cette tradition remonterait à Vimalamitra, qui aurait enseigné à Myang Ting nge d’zin les dix-sept tantras qui la constituent. Myang cacha les tantras qui allaient être redécouverts par lDang ma lhun rgyal et lCe btsun Seng ge dbang phyug au 12ème siècle. Certains critiques disent cependant que lCe btsun les avait composés lui-même.[4] La transmisison passa ensuite par Zhang-ston bKra-shis rdo-rje (1097–1167), qui avait écrit l’histoire de sa transmission (T. lo rgyus chen mo) et par Longchenpa (1308-1364), qui allait systématiser non seulement la Section de Préceptes, mais toutes les doctrines de l’école des anciens dans un ensemble de Sept collections (T. mdzod mdun).

Des trois Sections, les deux premières mettent l’accent sur la conscience (T. sems S. citta), qui est la base primordiale de l’expérience existentielle, « le roi pancréateur », et de l’éveil. La troisième Section, le système de la Goutte du Cœur (T. snying thig), part de la pureté primordiale (T. ka dag) et n’a pas d’autre objectif que de faire prendre conscience de celle-ci à travers deux méthodés, qui consistent à « trancher la rigidité » (T. khregs gcod) et à « franchir le pic » (T. thod rgal). La première méthode est « subitiste » (T. gcig car) et s’adresse plutôt aux personnes intelligentes et/mais paresseuses, tandis que la deuxième est « progressive » (T. rim gyis) et est destinée à ceux qui en veulent et qui seront recompensés par l’obtention du corps arc-en-ciel (T. ‘ja’ lus).[5]

Les classements sont toujours rétroactifs et se font souvent en fonction du dernier système apparu, qui a tendance à se placer en haut de la liste. Un classement est ainsi un « snapshot » de la situation à l’époque où il apparaît. Quand un nouveau classement fait jour, les correspondances entre l’ancien et le nouveau système doivent être établies.

Au départ, le « Dzogchen » était le nom donné au système de « la vue de l’identité universelle » (T. mnyam pa chen po’i lta ba[6]) qui remonterait à Vairocana et dont un des textes fondateurs serait « Le coucou de l’Intelligence » (T. rig pa’i khu byug). A l’époque du moine royal Ye-shes-’od, son édit met dans le même sac le Dzogchen de Vairocana (plus tard désigné par « sems sde ») et le « Guhyagarbha ». Il désigne l’ensemble par le nom « Dzogchen ». Plus tard, et logiquement après l’apparition de la troisième Section, celle des Préceptes, qui n’est autre que le Cycle de la Goutte du Cœur (T. snying thig), cette dernière devient la référence pour établir un nouveau classement. Le « Dzogchen » sera désormais la confluence des trois sections : celle de la Conscience (T. sems sde), celle de la Sphère mentale (T. klong sde) et celle des Préceptes (T. man ngag sde). Les correspondances sont alors établies entre ce nouveau classement et le classement des neufs véhicules (T. theg pa dgu), attribué à Padmasambhava. La Section de la Conscience (ex-Dzogchen de Vairocana) correspondra au véhicule de Mahāyoga, la Section de la Sphère mentale au véhicule Anuyoga et la Section des Préceptes (sNying thig) au véhicule Atiyoga. Elle devient ainsi le pinacle des neuf véhicules ainsi que le pinacle du « Dzogchen à 3 Sections». Elle comporte toujours des éléments subitistes de « l’ancien Dzogchen » dans sa méthode pour trancher la rigidité (T. khregs gcod), mais celle-ci est dominée par la méthode visionnaire et progressive du Franchissement du pic (T. thod rgal).

Petit tableau de correspondances (Neuf véhicules, trois Sections, Nyingma et Bön)


Karmay écrit qu’après le grand travail de régorganisation de Longchenpa, le système Nyingthig était développé davantage, mais qu’avec le système Klong chen snying thig de Jigmé Lingpa (T. ’Jigs-med gling pa 1730–1798), « la doctrine sNying thig n’était plus la philosophie du contemplatif serein du Sems sde, ni la méditation profonde de l’ascète apaisé du Klong sde, mais était plutôt envahie par un type de sādhana, et était par conséquent devenu très ritualiste. »[7]

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[1] Philippe Cornu, Le miroir du cœur, avertissement
[2] On Supreme Bliss: A Study of the History and Interpretation Of the Cakrasaṁvara Tantra, par David Barton Gray. Gray emprunte ce mot à Levi-Strauss : « "[Le bricoleur se servant de la pensée mythique] est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées; mais, à la différence de l'ingénieur il ne subordonne pas chacune d'elles à l'obtention de matières premières et d'outils, conçus et procurés à la mesure de son projet: son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s'arranger avec les “moyens du bord”, c'est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d'outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l'ensemble n'est pas en rapport avec le projet du moment, ni d'ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d'enrichir le stock, ou de l'entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures." »
[3] The Great Perfection, Samten G. Karmay, 1989, p. 123
[4] Annales bleues, Roerich, p. 280
[5] (Karmay, 1989), p. 214
[6] Terme que ‘on trouve chez Rongzompa (11ème s.)
[7] (Karmay, 1989), p. 213

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