jeudi 23 juin 2011

Mesurer la connaissance



Les moyens de connaissance valide (S. pramāṇa T. tshad ma) sont un élément important de la « philosophie » ou dialectique indienne pour examiner et vérifier la réalité d’une chose, d’une expérience ou d’une doctrine. Le mot pramāṇa vient de la racine verbale - qui signifie mesurer, jauger et se traduit habituellement par moyen de connaissance valide ou critère.

Chaque religion indienne a ses diverses écoles et sous-écoles qui peuvent suivre chacune leur propre système (S. darśana T. lta ba). Le mot darśana vient de la racine verbale DṚŚ- qui signifie « voir, regarder » et se traduit par « vue, point de vue ». Appliqué à l’hindouisme, il y a traditionnellement six systèmes différents, divisés en groupes de deux, le sāṃkhya-yoga étant un des plus connus. Dans les systèmes sotériologiques où la connaissance a pouvoir de libération, la validité de la connaissance ou des sources de connaissance est essentielle. Cette validité est évaluée à travers différentes critères, qui peuvent varier selon les systèmes. Ce qui est un critère valable pour les uns, ne l’est pas forcément pour les autres. Ainsi, chaque système ou chaque point de vue présente les critères qu’il utilise pour valider ou non la connaissance acquise. Les critères utilisés habituellement sont l’évidence empirique (S. pratyakṣa T. mngon sum) l'inférence (S. anumāna T. rjes dpag), l'analogie (S. upamāna T. (dpe) nyer ‘jal), l'autorité de la parole (S. śabda T. sgra) révélée (S. śruti ) ou transmise par un locuteur digne de foi (S. āptopadeśa)[1].

Dans les systèmes dérivés du Veda, la révélation (S. śruti) joue évidemment un rôle essentiel. Mais même dans le bouddhisme, qui n'est pas officiellement une révélation, les sūtra, les tantra, les terma (T. gter ma) les instructions reçues pendant la vision d’une divinité, d’un siddha dématérialisé etc. peuvent être comme des révélations de fait et jouissent d’une autorité quasi égale à celle des Veda pour ceux qui les suivent. Les différents points de vue (S. darśana T. lta ba) sont alors souvent exprimés dans les commentaires (S. bhāṣya) et les traités (S. śastra) et dans ceux-ci, il faut faire appel à d’autres critères comme l’inférence et l’analogie pour étayer le point de vue avancé. Śaṅkara écrit : « Y eût-il cent textes révélés déclarant que le feu est froid ou non lumineux, ils n’auraient pas d’autorité. »[2] Le seul critère de parole révélée ne suffit donc pas.

Pour Dharmakīrti, qui donna un rôle central au concept de pramāṇa, celui-ci était la cognition correcte (S. samyag-jñāna T. mi slu ba’i shes pa) et sans erreur (S. avisaṃvādi-jñāna T. yang dag pa’i shes pa) d’un objet réel (S. artha T. don). Aux critères existants, il ajoute la perception ou évidence yoguique (S. yogipratyakṣa T. rnal ‘byor mngon sum), qui se manifeste dans le prolongement de l’aprofondissement d’autres moyens de connaissance comme l’inférence. Lorsque la compréhension conceptuelle est approfondie à travers le repos mental (S. śamatha T. zhi gnas) et la perspicacité (S. vipaśyanā T. lhag mthong), elle débouchera sur un aperçu et un accès non-conceptuel (S. nirvikalpa T. mi rtog pa) au Réel, qui constitue le chemin de la Mahāmudrā.[3]

Le Bouddha parle des critères à plusieurs reprises dans le canon pāli. Dans le Kālama-sutta :
"O Kālamas, ne vous laissez pas guider par des rapports, par la tradition ou par ce que vous avez entendu dire. Ne vous laissez pas guider par l'autorité de textes religieux, ni par les simples logiques ou l'inférence, ni par les apparences, ni par le plaisir de spéculer sur des opinions, ni par des vraisemblances, ni par la pensée : 'Il est notre maître bien-aimé'."[4]
Il utilisait aussi le terme critère (P. pamāṇa) dans la citation suivante du Sutta Nipāta [5] :
« Celui qui est arrivé à terme n’a plus de critères (P. pamāṇa)
Permettant à quelqu’un de dire que pour lui [ce terme] n’existe pas.
Quand tous les phénomènes ont été éliminés
Les moyens de parler ont été éliminés également. »
Quand l’esprit a abandonné tous les phénomènes, il n’y a plus de moyen ou de critère permettant à quelqu’un d’autre d’en savoir ou d’en dire quoi que ce soit.

***

[1] The Sanskrit Heritage Dictionary de Gérard Huet
[2] Commentaire à la Bhagavad-Gītā, XVIII, 66. Traduction de Guy Bugault dans L’Inde pense-t-elle ?, p.27
[3] Georges B.J. Dreyfus, Recognizing Reality, p. 413
[4] Môhan Wijyaratna, La philosophie du Bouddha, p. 272
[5] Sn 5 :6, The Mind like Fire Unbound, Thanissaro Bhikkhu, p.28

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