mardi 7 juin 2011

Mahamudra de Khyoungpo Neldyor




Le tronc, les vers-vajra de la Mahāmudrā du reliquaire

En langue indienne :
Mahāmudrā
En tibétain :
phyag rgya chen po

Hommage à la Mahāmudrā, l'union des contraires

La plénitude universelle (S. mahāsukha), spontanée et inconditionnée,
Est le corps de délectation, Mahāvajradhara,
Qui [Fait résonner] le son originel (S. svaśabda) jamais engendré[1]
que j'ai entendu :
Quelle merveille la perception ordinaire !
Ses préparatifs consistent en les trois positions naturelles
Sa base est le dénouement naturel des quatre défauts
Son aboutissement est l'apparition spontanée des quatre corps

Dans un lieu isolé, soi-même [faisant] le geste de toucher la terre (S. bhūmi-sparśamudrā)
Les quatre membres, la racine et les lèvres sont détendues, voilà le corps naturellement en place.
Les lèvres étant sans effort, il n'y a pas de paroles prononcées, voilà la parole naturellement en place.
L'esprit libre de tout désir de regard yoguique et de méditation, voilà l'esprit naturellement en place.

Il s'agit ensuite de se débarrasser des quatre défauts au sujet du Réel (S. tattva)
N'étant jamais séparé du corps spirituel (S. dharmakāya)
Il n'est cependant pas reconnu, car trop proche
Sa manifestation spontanée étant trop profonde, elle n'est pas comprise
Ne le croyant pas, car trop facile, on n'arrive pas à rester sans distraction
Trop bon, on n'arrive pas à le sonder et incapable de le déterminer on se perd dans l'Errance[1b]

Finalement, quand [le corps spirituel] est libre des concepts de l'absorption et du recueillement subséquent, il se manifeste de lui-même.
Ce qui apparaît comme diversité est le corps fonctionnel (S. nirmāṇakāya)
Ce qui est libre du concept de l'absence de saisie des reflets est le corps spirituel
L'absence de concept sur les reflets se manifeste elle-même comme la plénitude, c'est le corps de délectation (S. sambhogakāya)
Le fait que ces trois [corps] soient indissociables est le corps de plénitude universelle, l'objet ultime

La part non-discursive du Réel est l'intuition des choses telles quelles sont (S. yathābhūtaparijñāna[2]
La part des choses apparaissant telle qu'elles sont dans l'absence de discursivité est l'intuition des choses telles qu'elles se manifestent (S. yathāvad vyavasthānaparijñāna)
Le fait que ces deux [parts] soient indissociables en essence est appelé "l'indissociabilité de l'Elément et de l'intuition"[3]

Les vajra cachés[4] (S. guhyavajra) sont le lien avec les préparatifs
Les facteurs de stimulation sont la compassion et la prière
Ce qui est à intégrer est le principe de tout ce qui se manifeste
Ce qui rend manifeste [les quatre corps] ce sont l'absence de culture mentale et de distraction

La fusion (T. bsre ba) est l'intégration de l'absence de discursivité
La Lumière réfléchissante est stimulée par les regards yoguiques
Au réveil, l'absence de concept sur les reflets est intégrée
Jour et nuit, la Lumière réfléchissante des états intermédiaires
Indissociables des trois niveaux/états[5] est contemplée dans ses propres reflets

C'est le sens caché des tantras que personne ne connaît
Et qui libère à la fin par le mot unique
En se familiarisant et en consolidant l'absence de culture mentale et de distraction
Les niveaux et chemins spirituels sont parcourus à l'instant

Le non-engagement mental élimine les deux obnubilations (S. āvaraṇa)
La manifestation naturelle des trois corps est le fruit spontanément accompli
Bien qu'exposé dans tous les sūtra et tantra, l'être propre (S. svabhāva) est dissimulé
Et sera connu par la grâce et le discours du Guide

Dans le ciel du corps spirituel les nuages discursifs s'amoncellent
Et les éclairs des cinq poisons fusent, voyez les comme l'intuition universelle
Libre d'engagement mental, d'espoirs et de craintes
Perception ordinaire, je te rends hommage

Fin des vers-vajra de la Mahāmudrā qui se manifeste spontanément
Reçus après avoir servi cette ḍākinī
et lui avoir offert cinq cent tulā[6] d'or
Traduit par lotsāva glan dar ma blo gros [7]

Ce texte est un des textes fondateurs de la lignée Shangpa Kagyu et attribué à Khyoungpo Neldjor. Matthew Kapstein avait signalé plusieurs problèmes chronologiques dans la vie de ce yogi tibétain et conclu qu’il avait probablement vécu approximativement entre 1050 et 1135-1140. Ses nouvelles dates rendent impossible certains fait presentés dans son hagiographie, notamment sa rencontre avec Atiśa (983-1054) à Tho ling au retour de son deuxième voyage en Inde, en compagnie de Gayādhara (994-1043) et du traducteur Bklan/glan d(h)arma blo gros. Pendant cette rencontre, Atiśa aurait propose de faire traduire les textes, que Khyoungpo Neldjor avait ramené de l’Inde, par les traducteurs Rinchen Zangpo (958–1055) et Bklan dhar ma blo gros. Kapstein rappelle que ce traducteur est principalement connu en connexion avec les textes attribués à Khyoungpo Neldjor et d’autre part avec le siddha indien Vairocanarakṣita (moitié 12ème siècle), un des maîtres principaux de zhang g.yu brag pa brtson 'grus grags pa (1123-1193). Il est donc probable que glan dar ma blo gros, le traducteur de ce texte, ait vécu au 12ème siècle. Kapstein suggère d’ailleurs qu’il se peut que certains textes de Khyoungpo Neldjor soient des écrits apocryphes qui ne sont pas de la main des maîtres indiens auxquels ils sont attribués.[8]

Les Annales Bleus mentionnent d’ailleurs que Khyoungpo Neldjor avait rencontré Maitrīpāda, mais sans préciser le lieu. En échange de sept tulā d'or, il reçut de lui de nombreux tantras et le sadhana du protecteur blanc à six bras pour accroître sa fortune,[9] avant de partir à la recherche de Niguma, chargé de 500 tulā d'or. Lors d'un autre voyage en Inde ou au Népal, Maitrīpā était absent (probablement déjà décédé), mais Khyoungpo était accueilli par sa femme Gangadhara.[10]

On peut faire plusieurs observations au sujet de ce texte. D'abord, le titre en sanscrit semble un peu trop simpliste. Ensuite, il comporte des éléments qui rappellent le débat sur les intuitions et sur l’absorption et le recueillement subséquent et qui devraient donc le situer dans le 11/12ème siècle. Il comporte également à deux reprises le terme non-engagement mental (S. amanasikāra T. yid la mi bye dpa) qui est emblématique du système de Maitripā. Le conseil d’abandonner la méditation artificielle et les regards yoguiques s’inscrivent dans la même démarche. Le texte comporte une partie’Introduction (T. ngo sprod) des trois/quatre corps[11] qui se termine par le conseil de l’absence de méditation artificielle et de distraction, et qui résume l’approche de la mahāmudrā de Maitripā. Mais ce conseil est suivi aussitôt d’une série d’exercices spirituels « artificiels » qui ont pour but de renforcer et stimuler l’expérience. Dernière remarque. Le texte s’ouvre et se clôt par une référence à la perception ordinaire (T. tha mal gyi shes pa), un terme caractéristique du système de la mahāmudrā, traduit souvent par « natural mind », « ordinary mind »… et qui semble être un synonyme de ce que Gampopa appelait la « perception originelle » (T. gnyug ma’i shes pa).[12] Rang byung rdo rje établira définitivement l’équivalence entre la nature de bouddha et la perception ordinaire.[13]

Il existent plusieurs commentaires ésotériques de ces vers, le ni gu'i yan lag phyag chen ga'u ma'i khrid de Thang stong rgyal po (1385-1464) et le phyag chen ga'u ma'am rang babs rnam gsum zhes bya ba'i khrid yig qui donne des instructions ésotériques sur les trois positions naturelles (T. rang babs gsum) de Tāranātha (1575-1634).

Dans la collection de chants de la lignée Shangpa, compilée par Jamgon Kongtrul (1813-1899), celui-ci explique que Vajradhara s’adressa dans ce chant à Niguma et que Khyoungpo Neldjor le reçut de Niguma, après lui avoir offert 500 tulā d’or. “Ensuite, il conserva ce texte comme un coeur dans le reliquaire qu’il portait autour de son cou et dont il ne se séparait jamais.”[14] Cela expliquant la référence au reliquaire.

***

[1] voir : tasmindrste mahayoge yatayato na vidyate | svasabdena bhavetpranah svadhisthanam tadasrayah || 11|| L'énergie vitale, prana (2), fait résonner dans le Svadhisthana chakra le son originel qui
jamais ne fut engendré, sva-shabda - Upanishad-Joyau de la Couronne du Yoga - YOGA CHUDAMANI UPANISHAD. Voir aussi le Pranava Upanishad, du son primordial.
[1b] Les quatre libertés sont également mentionnées dans les Questions de Maitrīpā à Śrī Saraha (T. dpal sa ra ha dang mnga' bdag mai tri pa'i zhu ba zhus lan). Rappelons que Khyoungpo était un maître Bön avant de devenir bouddhiste.
[2] voir Le précieux ornement de la libération, p. 309
[3] Avant la propagation de l’expression Dzogchen dbyings rig dbyer med
[4] Corps, parole et esprit vajra
[5] "Dans la Bṛhadāranyaka-upaniṣad, le sage Yājnavalkya "distingue deux lieux extrêmes : ici-bas et l'autre monde qui, dans l'ancien système, étaient le monde des hommes et le monde des dieux. Il y ajoute un troisième lieu intermédiaire qui, dans l'univers, est nécessairement l'atmosphère (S. antarikṣa). A ces «lieux» correspondent trois états de l'âme : deux états opposés : veille et sommeil profond, avec un stage intermédiaire : le sommeil accompagné de rêves." Bouddhisme et Upanisad Jean Przyluski;Etienne Lamotte, Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient, Année 1932, Volume 32, Numéro 1 p. 141 -169
[6] mesure de poids, valant 100 pala (un pala étant environ 100 g)
[7] autres noms Dar ma blo gros, glan dar ma blo gros, lo tsA ba dge slong dar ma blo gros, traducteur de De-bshin-gśegs-pa thams-cad-kyi khro-boḥi rgyal-po ḥphags-pa mi-gyo-ba deḥi stobs dpag-tu med-pa rtul phod-pa ḥdul-bar gsuṅs-ba shes-bya-baḥi rtog-pa (S. Āryācalamahākroḍharājasya-sarvathāgatasya balāparimitavīravinayasvākhyāta-nāma-kalpa), traduit avec Ulaśamarakṣita. Traduction revisée plus tard par chos skyong à la demande du roi tashi rabten. Revisée une dernière fois par Ānandamaṅgala
[8] « Could it be that the “rot” is metaphorical, alluding to the fact that the texts in question were apocryphal works created by Khyung po himself and not at all the writings of his Indian masters? In fact, this is probably just what did occur, but my detailed arguments about this must be reserved for another occasion. » Kapstein annonce dans le même article d’en dire plus à ce sujet dans sa traduction du Sgyu ma lam rim avec autocommentaire attribué à la yoginī Niguma et traduit par Glan dar ma blo gros à la demande de Khyung po rnal ’byor
[9] Blue Annals p. 730
[10] Blue Annals p. 731
[11] P.e. voir l’Introduction des trois corps de K3 rang byung rdo rje (1284-1339)
[12] Tshogs chos yon tan phun tshogs "rang la nges pa’i shes pal han cig skyes pa de la lta spyod sgom gsum ya ma bral bar gnyug ma’i shes pa lam du khyer ba." « la perception naturelle (sahaja) que l’on détermine en soi-même, dans le cadre de la vue, l’action et la contemplation, est la perception originelle intégrée dans le chemin spirituel. »
[13] A Direct Path to the Buddha Within, Klaus-Dieter Mathes, p. 73
[14] Les Chants de l’immoratlité, éd. Claire Lumière, p. 56

Texte tibétain en wylie :

sdong po phyag rgya chen po gwa'u ma'i rdo rje'i tshig rkang bzhugs so/
rgya gar skad du/
ma hA mu dra/
bod skad du/
phyag rgya chen po/
zung 'jug phyag rgya chen po la phyag 'tshal lo/
bde chen lhun grub 'dus ma byas/
longs sku rdo rje 'chang chen gyis/
skye med rang sgra 'di skad thos/
tha mal shes pa e ma ho/
sngon 'gro rang bab rnam pa gsum/
dngos gzhi skyon bzhi rang sar grol/
mthar thug sku bzhi rang shar ro/
dben par rang sa gnon gyi phyag rgya bcas/
tshigs bzhi dang rtsa dang mchu klod pa ni lus rang babs so/
mchu rtsol ba dang bral zhing smra brjod bral ba ni ngag rang babs so/
sems mig gi lta stangs bsgom 'dod dang bral ba ni sems rang babs so/
de nyid skyon bzhi dang bral bar bya ste/
chos sku dang 'du 'bral med kyang /
nye drags pas ngo ma shes/
rang la shar kyang zab drags pas ngos ma zin/
sla drags pas yid ma ches par yengs med dang bral lo/
bzang bas blor ma shong bar thag chod dang bral bas 'khor bar 'khyams so/
mthar thug mnyam rjes blos byas dang bral ba'i phyir rang shar de la/
sna tshogs su gsal ba de sprul sku/
gsal 'dzin dang bral ba'i rtog pa med pa de chos sku/
gsal la rtog med de nyid bde bar shar bas longs sku/
de gsum rang bzhin dbyer mi phyed pas mthar thug bde ba chen po' sku'o/
de nyid la rtog med kyi cha de ji lta ba'i ye shes so/
mi rtog la ji lta bar gsal ba'i cha de ji snyed pa mkhyen pa'i ye shes so/
de nyid rang bzhin gyis dbyer mi phyed pas dbyings dang ye shes dbyer med zhes pa'o/
sngon 'gro'i dam tshig gsang ba'i rdo rje'o/
bogs 'don snying rje gsol 'debs so/
lam khyer cir snang de nyid do/
mngon gyur bsgom med yengs med do/
bsre ba rtog med lam khyer ro/
'od gsal lta stangs bogs 'don no/
sad rjes gsal la rtog med bsre/
nyin mtshan bar do' 'od gsal ni/
sa gsum dbyer med rang shar ltos/
gang gis mi shes rgyud du sbas pa'i don/
mthar thug tshig gcig grol ba 'di yin te/
bsgom med yengs med goms shing brtan pa las/
sa lam rim pa dus 'dir bgrod byed pa'i/
yid la mi byed sgrib gnyis rang sar dag
sku gsum rang shar 'bras bu lhun gyis grub/
mdo rgyud kun tu bstan kyang rang bzhin gab/
bla ma'i byin rlabs zhal las shes par bya/
chos sku'i nam mkhar rtog pa'i sprin tshogs las/
dug lnga'i glog 'gyu ye shes chen por ltos/
yid la mi byed re dogs kun bral ba'i/
tha mal shes pa khyod la phyag 'tshal lo/
rang shar phyag rgya chen po' rdo rje'i tshig rdzogs so/
mkha' 'gro ma de nyid mnyes par byas te/
gser srang lnga brgya phul nas zhus/
lo tsA ba glan dar ma blo gros kyis sgyur ba'o/

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