mercredi 30 mars 2011

"Laisse tomber", chant de Patrul Rinpoché





[22][1] Sur un lotus en pleine vigueur, la corolle ouverte aux étamines écartées
Surmonté d'un disque de pleine lune rayonnant de lumière blanche
Vous êtes assis, immuable tout en déployant le jeu des symboles de la félicité vide,
Glorieux guru Vajrasattva, prêtez-moi votre attention.


Écoutes-moi petit Śrī[2] avec ton mauvais karma et ton agitation permanente
Souviens-toi comment tu t'es toujours laissé berner par la réalité superficielle
Il faut être vigilant face à elle
Ne dépense plus d'énergie à cette existence humaine qui est vaine et trompeuse, consacre-la à ton esprit !
[23] Laisse donc tomber cette agitation mentale futile !

Avec tes centaines de projets - pour lesquels tu n'auras pas le temps - tu accables ton esprit
Cette distraction, qui n'arrive pas au bout des projets, se propage comme des cercles à la surface de l'eau
Ne te racontes pas d'histoires, tiens-toi coi
Tu as écouté de centaines d'enseignements sans en avoir retenu un seul, à quoi te sert donc l'écoute ?
Et même si tu les a retenus, tu n'y pense pas au moment où tu en as vraiment besoin, à quoi te sert donc la réflexion ?
Et si elle n'affecte pas tes passions, laisse donc tomber la méditation !

Malgré tous les mantras récités et comptés, tu n'es toujours pas familier avec la phase de création [de la divinité]
Et quand bien même la divinité apparaîtrait clairement, ta notion de sujet et objet resterait inébranlée
Tu as beau dompter des simulacres de démons, tu n'as pas dompté ton propre esprit
Laisse donc tomber ton programme de pratique bien structuré !

Si ça marche bien, ce n'est pas un semblant de clarté qui te détendra
Si ça ne marche pas bien, ce n'est pas un semblant de stabilité qui te révélera la source consciente[3]
Même avec un aperçu direct, tes points de référence restent fermement enracinés
Laisse donc tomber le regard yoguique (T. lta stangs) qui te sert d'ancrage à la maîtrise du mental[4] (T. sems 'dzin).

Même si tes explications et expériences [subséquentes] ont un air plaisant, elles n'ont pas d'impact sur ton propre esprit
[24] Ta logique implacable n'en est pas moins de la bouillie faite avec la réalité superficielle
Tes instructions ont beau être super profondes, tu n'en as pas fait l'expérience
Laisse donc tomber tes métaphores qui engendrent de la distraction et du strabisme intellectuel !

Le claquement de ton petit tambourin (S. damaru) ne sert qu'à ta propre gratification auditive
T'as beau réciter "emportez ma chair, emportez mon sang" ton amour propre reste entière
Le son des petites cymbales rituelles (tingshak) ne compensera pas ton manque de visualisation
Laisse donc tomber ce spectacle (T. or[5] zob) qui n'est qu'un simulacre qui en jette plein les yeux

Maintenant tu les enseignes, mais tu ne prendras pas soin d'eux à l'avenir (T. nam phungs)
Aujourd'hui ils ont peut-être une compréhension approximative, mais graduellement elle s'effacera
Quelques-uns ont sans doute bien étudié, mais cela n'a pas pénétré leur esprit
Laisse donc tomber tes disciples qui ont l'air si important

Ceux qui ont l'air important cette année n'existeront plus pour toi l'année prochaine
Et ceux qui ont l'air insignifiant paraîtront de la plus haute importance
Ceux que tu as protégés avec amour, s'éloigneront par la suite
Laisse donc tomber les amis de passage au visage radieux et souriant

D'abord toute sourire et gentille, tu ne savais pas encore que ce n'était pas sincère
[25] Un moment de bonheur suivi de neuf mois de soucis
Pendant un mois tu arrives à rester en harmonie, mais les moments d'harmonie deviennent plus difficiles
Laisse donc tomber tes compagnes critiquées par les autres et dont on a fini par avoir honte soi-même

Les discussions ne finissant jamais sont de la bouillie d'attraction et d'aversion
A coups de "Merveilleux, merveilleux, excellent, excellent !" tu tailles des costumes aux autres
Même des sujets de discussion plaisants te servent à produire des ricanements
Laisse donc tomber les bavardages futiles qui t'assèchent la gorge !

Sans en avoir fait l'expérience, tu enseignes sans comprendre[6]
Ceux qui t'écoutent avec dévotion prennent pour authentique ce qui n'est pas vrai
Puis quand tu agis contrairement au Dharma ils finissent par avoir honte de toi
Laisse donc tomber l'enseignement d'un dharma qui ne tient le coup que quand il sort de ta bouche !

Quand [des livres] manquent ils te les faut et quand ils sont là plus besoin d'eux
Même quand ils n'ont que peu de pages, il est difficile de toutes les copier
Même en recopiant tous les textes sur la terre ils ne te donneront pas satisfaction
Laisse donc tomber les dharma recopiés dans l'inconfort et sans recevoir de salaire !

Aujourd'hui ils t'aiment, demain ils te médiront
[26] Les gens avec leurs faces blanches ou noires selon les jours ne seront jamais contents
Même s'ils t'aiment, quand tu as besoin d'eux ils ne sont plus là, c'est désolant
Laisse donc tomber les conventions sociales qui requièrent sourires et louanges !

Laisse les cérémonies religieuses et séculières aux grands
N'espère pas avoir des amis de ce genre petit père
Prends exemple sur un vieux bœuf à la retraite qui ne pense qu'à dormir
Il ne peut s'empêcher de ne rien faire à part manger, dormir, déféquer et pisser

Toute autre préoccupation ne te regardes plus
Couche-toi en silence en t'occupant de ta propre autodétermination[7]
Quand le triple univers va mal, adopte un profil bas
Quand le royaume va bien, ne prends pas des airs hautains

N'aie pas beaucoup d'amis qui ne soient pas comme toi
Quand tu n'as pas beaucoup de devoirs religieux et séculiers, ne dis pas qu'il t'en faut
Laisser tout tomber, tel est le sens des sūtra

Ces instructions qui s'accordent avec "La détermination de la nature de mon esprit" du yogi Dri med blo gros (alias Patrul Rinpoché), sont destinées au petit père Śrī (alias Patrul Rinpoché), très proche de mon coeur, qui doit les mettre en pratique. Même s'il n'y a rien à pratiquer, laisser tomber toutes les préoccupations c'est le sens des sūtra. Si le dharma ne se réalise pas, que l'on ne se fâche pas a-t-il été dit.

***

[1] Edition tibétaine publiée par le Tibetan Freedom Press à Darjeeling en 1977. Titre : thog mtha' bar gsum du dge ba'i gtam nyams len dam pa'i snying nor zhes bya ba bzhugs so. La numérotation correspond à cette édition.
[2] La prémière partie du nom Patrul est "dpal", ce qui en sanscrit donne "Śrī".
[3] dwangs cha, la part manifeste de la conscience pure
[4] Une série de 21 pratiques dans le cadre du Dzogchen
[5] or = dbor
[6] L'expression tibétaine dit littéralément "dancer sur les livres"
[7] droit de disposer de soi-même

Texte tibétain en wylie

[22] 'dab rgyas ze'u 'bru rgyas pa'i ge sar gyi lang tsho//
nya gang zla bas non pa'i 'od dkar gyi gdan la//
bde stong phyag rgya'i rnam rol g.yo med du bzhugs pa'i//
lha gcig bla ma rdo rje sems dpa'i de mkhyen no//

las nga a bu shrI rnam g.yengs can khyod nyon dang*//
sngar 'khrul 'khrul pas bslus bslus i dran i ga//
da 'khrul 'khrul pa 'di la bag gzon dgos so//
stong zob mi tshe ma bskyal rang sems bskor dang*//
[23] dgos med bya blo mang po da ni skyur thong*//

bsam rgya 'grub dus med pa'i rang sems sdug khur//
byas byas zin pa med pa'i rnam g.yengs chu ris//
rang mgo rang gis ma bskor kha rog 'dug dang*//
brgya thos gcig kyang ma zin thos pas ci phan//
thos kyang dgos dus mi dran bsam pas ci phan//
nyon mongs gnyen por ma song sgom pa skyur thong*//

bzlas grangs bsnyen tshad song yang bskyed rim ma goms//
a thas lha sku gsal yang gnyis 'dzin ma zhig/
star snang 'dre gdon 'dul yang rang rgyud ma dul//
bsnyen sgrub khrigs chags legs pa'i thun bzhi skyur thong*//

mtho na gsal gsal 'dra yang lhod cha ma skyes//
dma' na gnas gnas 'dra yang dwangs cha ma thon//
phur tshugs reg cha 'dra yang gtad so mdung tshugs//
sems 'dzin rtod phur brtan pa'i sta stangs skyur thong*//

bshad nyams snyan snyan 'dra yang sems la mi phan//
[24] rig lam rno rno 'dra yang 'khrul pa'i ru ma//
gdams ngag zab zab 'dra yang nyams su mi len//
sems g.yengs mig nad skyed pa'i dpe ltas skyur thong*//

rnga chung ting ting brdung kyang nyan yul mdzes chos//
sha khyer khrag khyer zer yang gces 'dzin ma zhig/
ting shag sil sil brdung yang dmigs gtad mi 'dug/
mdzes mdzes ltar snang lags pa'i or zob skyur thong*//

da lta slob slob 'dra yang nam phugs mi skyong//
de ring shes shes 'dra yang ga ler rdzes med//
brgya la lob nas song yang sems la mi skor//
do gal che mdog kha po'i slob ma skyur thong*//

de lo gces gces 'dra yang sang phod de med//
nyam chung byed mdog kha yang mtho snang che 'ong*//
phar la brtse bas bskyabs na phar phar ring ba'i//
a gsar kha 'dzum ngo dga'i snying grogs skyur thong*//

'dzum lam dga' dga' 'dra yang mi bden mi shes//
[25] skor cig bde snang 'char yang zla dgu'i sems nad//
zla gcig stabs ka bsgrigs kyang 'grig dus dka' bas//
mis 'phya rang sems khrel bas sgrogs mo skyur thong*//

bshad bshad zin dus med pa'i chags sdang ru ma//
mtshar mtshar yag yag 'dra yang gzhan skyon rjes zlos//
bshad yul nyan nyan 'dra yang zhe khrel lod 'ong*//
don med kha skom skye ba'i skad cha skyur thong*//

rang la nyams myong med pa'i dpe thog bro brdung*//
nyan mkhan mos mos 'dra yang mi bden ngo ma//
chos 'gal rang gis byas na ga ler ngo tsha//
kha bshad legs legs 'dra ba'i chos bshad skyur thong*//

med dus mkho snang 'char te yod na mi kho//
ldeb grangs nyang/nyung snang 'char yang bri dus zad dka'//
sa steng dpe cha dris kyang chog shas mi skye//
bde med bris gla med pa'i dpe chos skyur thong*//

de ring dga' dga' 'dra yang sang nyin khros yod//
[26] mi ngo dkar nag 'tshes 'tshes dga' dus mi 'ong*//
dga' yang dgos dus mi phan i chad snon pa//
ngo dga' ngo bstod dgos pa'i ngo 'dzin skyur thong*//

chos dang 'jig rten bya ba bzhag pho rab phyag len//
de 'dra'i shag po ma re a bu bu la//
glang rgan slas na nyal ba'i 'dun phug e gzigs//
za nyal bshang gci 'dor 'di mi byed kha med//

bya byed de las mang na khyod kyi yul min//
rang chod bya ba gyis la kha rog nyol sdod//
stong gsum man na khyod dman sa zin dgos//
rgyal khams gong na yod kyi mtho snang ma che//

rang 'drar gcig kyang med kyi shag po ma mang*//
lugs gnyis bya ba med kyang yod dgos ma zer//
thams cad thams cad skyur na mdo don de yin//

zhes rnal 'byor dri med blo gros kyis rang gi rgyud tshod dang bstun pa'i zhal gdams a bu shrI snying dang 'dra ba la gdams pa nyams su len dgos/ nyams su len rgyu cang med kyang bya ba thams cad skyur na mdo don de yin/ / chos ma 'grub kyang ma khro zhes gsungs so//

lundi 28 mars 2011

L'effet des métaphores

Chez Maitrīpa et ceux qui continueront sa méthode, les métaphores, qu'il appelle "symboles et expédients", jouent un très grand rôle. Il semble d'une certaine manière s'écarter de la prérogative des quatre moyens de connaissance légitime (S. pramāṇa). Finalement la perception correcte n'est pas le tout de l'entreprise bouddhiste.

C'est quand le disciple est dans un état d'absence de construction mentale, d'absence de remémoration et d'engagement mental, bref dans un état "suprarationnel" (T. blo las 'das pa) que le maître lui présente des métaphores qui ont pour but de lui donner une direction, mais sans aucune détermination.

Or, une expérience de deux chercheurs de l’université de Stanford, Paul Thibodeau et Lera Boroditsky, semble démontrer que "notre vision du monde – et par conséquent nos décisions – seraient en grande partie modelées par notre système de métaphores". Dans leurs travaux, ils se sont probablement inspirés des travaux du linguiste cognitif George Lakoff pour qui "toute notre pensée est basée sur des métaphores, y compris pour ses formes les plus abstraites, comme les mathématiques".

vendredi 25 mars 2011

Ritualisme



Le salut par les actes ou les "œuvres" est le parti pris du Mīmāṃsā, une des six écoles philosophiques classiques (darśana) de l'Inde, et notamment celui du Pūrva Mīmāṃsā ("exégèse ancienne"), qui s'appuie sur les Brāhmana pour donner la priorité aux cérémonies et à l'activité religieuse. Dans cette approche, la véritable autorité est celle des textes. "Les philosophes de la Mīmāṃsā ne croient pas à la contemplation, à la connaissance, à la recherche de l'Absolu. Ils refusent même jusqu'à un certain moment (VIIe-VIIIe siècle) l'idée de délivrance, et lorsqu'ils se voient contraints de l'intégrer, ils affirment encore qu'elle est obtenue par les rites."[1]

Toute ressemblance avec d'autres traditions est évidemment fortuite...

Fire Puja - Head Monk (Day 1)
This travel blog photo's source is TravelPod page: Gyantse Festival

***

1ère Illustration : Durgapuja
[1] L'hindouisme, Madeleine Bardeau, p. 117

mercredi 23 mars 2011

Les cinq stances sur l'Amour




En langue indique : Premapañcaka
En tibétain : dga' bcugs lnga pa

Hommage à l'éveillé

La manifestation est très charmante
N'étant pourtant que la coproduction conditionnée
Sans elle, le vide (S. śūnyatā)[1]
Serait sans désir et paralysé[2]

Le vide (S. śūnyatā) fait un excellent
Mari avec son corps sans pareil
Mais s'il perdait conscience
Ce serait la fin de leur bonheur (S. prīti-sukha)

Aussi par appréhension, mari et femme
Se rendent en présence du Guide véritable
Et celui-ci, comme auparavant
Les réunit dans l'amour

Ah qu'il est fort le Guide ultime !
Son expertise est étonnante
[Ce couple] indivisible en essence, sans ne s'appuyer sur rien
Se produit sublimement[3] en deux

Aucun attribut (S. lakṣana) ne leur manque
Sans tomber dans l'extrême de l'une ou de l'autre
Ils sont l'essence de toute chose
Et tout en étant dépourvu d'essence ils surgissent en permanence


Les Cinq stances sur l'Amour ont été composées par maître Maitrīpa. Elles ont été transmises oralement par guru Vajrapāṇi qui les a traduites avec lotsāva rma ban[4].

***
toh: 2259

[1] La vacuité évidemment, mais il faut bien un substantif masculin pour faire tenir l'allégorie
[2] Litt. ngos = côté et 'ching ba = attaché, ligoté. La version de Narthang a cependant 'dod pa mo dngos 'ching bar 'gyur/
[3] anuttara : insurpassable en transcendant la dualité
[4] rma lotsāwa (rma ban chos 'bar S. dharmajvāla 1044-1089), traducteur de plusieurs textes de la main d'Advayavajra

Texte tibétain en Wylie

[226:6] rgya gar skad du/ priṇapañcaka
bod skad du/ dga' bcugs lnga a/

sangs rgyas la phyag 'tshal lo/

snang ba mchog tu gcugs pa ni//
rten cing 'brel 'byung tsam nyid de//
med par gyur na stong pa nyid//
'dod pa med ngos 'ching bar 'gyur// (Narthang : 'dod pa mo dngos 'ching bar 'gyur/

stong nyid shin tu mchog gyur pa'i//
mdza' bo dpe med gzugs ldan gang*//
de dang brgyal byed na ni// Narthang : de dang rgyal byed na ni/
[227] dga' bde'i btso bo brlag par 'gyur// Narthang : dga' ba de'i gtso bo brlag par 'gyur/

de phyir dogs pas khyu shug gnyis//
bla ma dam pa'i spyan sngar gnas//
de yis de dag sngon bzhin du//
dga' bas lhan cig gcugs par mdzod//

e ma'o bla ma mchog mkhas ni//
'di lta bu la mkhas pa mtshar//
rang bzhin gnyis med dmigs pa med//
bla na med par gnyis ka skyes//

mtshan nyid thams cad yang dag rdzogs//
mtha' gnyis rnam par spangs pa ste//
dngos po kun gyi ngo bo nyid//
rang bzhin med par rtag tu shar//

dga' gcugs lnga pa slob dpon mai tri pas mdzad pa rdzogs so// bla ma phyag na'i zhal snga nas dang*/ lo tsA ba rma ban gyis bsgyur ba'o//


19 | premapañcaka |pratibhāso varaḥ kāntaḥ pratītyotpādamātrakaḥ |na syāt yadi mṛtaiva syāt śūnyatā kāminī matā ||1||śūnyatātivarā kāntā murttyā nirupamā tu yā |pṛthak yadi kadācit syāt baddhaḥ syāt kāntanāyakaḥ ||2||dampatī śaṅkitau tasmāt gurorupasthitau puraḥ |nijaprītyā tayostena sāhajaṁ prema kāritam ||3||vāyusadgurupāṇḍityamahākauśalamīdṛśam |nijābedhanirālambāvubhau jātāvanuttarau ||4||sarvvalakṣaṇasampūrṇau caturdvayavivarjjitau |sarvvabhāvasvabhāvau ca niḥsvabhāvau sadoditau ||5|||premapañcakaṁ samāptam ||

mardi 22 mars 2011

E-text Compilation des instructions - Dam ngag dzeu




Jamgon Kongtrul (‘jam mgon kong sprul blo gros mtha' yas 1813-1899) était l'auteur de cinq grandes compilations. Dans une des compilations il a regroupé toutes les instructions principales attribuées à des maîtres indiens véhiculées dans chacun des huit grands courants de transmission (T. shing rta brgyad) au Tibet.

Depuis 1989, le monastère de Shéchèn a entrepris la saisie numérique des principaux textes de la tradition Nyingma. Les textes sont saisis en écriture tibétaine et sont ensuite imprimés sous la forme des volumes traditionnels ("petcha").

La compilation des instructions (T. gdams ngag mdzod) de Jamgon Kongtrul est mise à libre disposition sur un site de la fondation Tsadra et compte 18 volumes.

Vol 1 Nyingma ཀ་ གསང་སྔགས་རྙིང་མ་
Vol 2 Nyingma ཁ་ གསང་སྔགས་རྙིང་མ་
Vol 3 Kadampa ག་ བཀའ་གདམས་
Vol 4 Kadampa ང་ བཀའ་གདམས་
Vol 5 Sakyapa ཅ་ ས་སྐྱ་ལམ་འབྲས་
Vol 6 Sakyapa ཆ་ ས་སྐྱ་ལམ་འབྲས་
Vol 7 Marpa Kagyu ཇ་ མར་པ་བཀའ་བརྒྱུད་
Vol 8 Marpa Kagyu ཉ་ མར་པ་བཀའ་བརྒྱུད་
Vol 9 Marpa Kagyu ཏ་ མར་པ་བཀའ་བརྒྱུད་
Vol 10 Marpa Kagyu ཐ་ མར་པ་བཀའ་བརྒྱུད་
Vol 11 Shangpa Kagyu ད་ ཤངས་པ་བཀའ་བརྒྱུད་
Vol 12 Shangpa Kagyu ན་ ཤངས་པ་བཀའ་བརྒྱུད་
Vol 13 Zhidyé པ་ ཞི་བྱེད་དང་གཅོད་
Vol 14 Zhidyé ཕ་ ཞི་བྱེད་དང་གཅོད་
Vol 15 Kalacakra & Vajrayoga བ་ དུས་འཁོར་དང་ཨོ་རྒྱན་བསྙེན་སྒྲུབ་
Vol 16 Diverses instructions མ་ ཁྲི་སྐོར་སྣ་ཚོགས་
Vol 17 Diverses instructions ཙ་ ཁྲི་སྐོར་སྣ་ཚོགས་
Vol 18 Jonangpa ཚ་ ཇོ་ནང་ཁྲིད་བརྒྱ་དང་དཀར་ཆག་བརྒྱུད་ཡིག

Mise à jour : article en anglais sur la Collection des instructions par Matthew Kapstein : gDams ngag: Tibetan Technologies of the Self

Sur la nature des dakinis



La deuxième période de propagation du bouddhisme au Tibet commence avec l'ordination de dix jeunes tibétains, l'envoi de jeunes tibétains en Inde et l'arrivée d'Atiśa au Tibet. Le cursus enseigné dans les monastères est alors traditionnel : voeux de moine, étude de textes, pratique de tantras. Simultanément avec le buzz créé par l'arrivée de nouveaux tantras, des tibétains chargés d'or (Drokmi, Marpa...) partent à la recherche de nouveaux textes en Inde et établissent des centres à l'écart des monastères. Le nouveau type de tantra convient mieux aux laïcs, d'autant plus que ces tantras promettent la réussite sociale à travers quatre types d'activités : pacification, enrichissement, pouvoir et charisme et destruction des ennemis. Pendant la même période, d'autres (p.e. Maitrīpa, Atiśa, Vajrapāṇi...) tentent de recentrer "la pratique" sur ses objectifs originels. Dernier exemple en date sur ce blog, Vajrapāṇi qui explique que la pratique de la perfection de lucidité et de son mantra sont parfaitement adaptés pour les quatre types d'activités et les réalisent plus essentiellement. La pratique dominante au Tibet sera et restera celle du vajrayāna. Les avertissements contre les déviations de celle-ci et les tentatives de recentrage seront une autre donne permanente. Ces rappels peuvent être directs ou moins directs et alors plus astucieux.

Le grand compilateur Jamgon Kongtrul a édité une compilation de chants de réalisation de maîtres appartenant à la lignée Shangpa[1]. Une traduction française de ces chants a été publiée par les éditions Claire Lumière sous le titre Les chants de l'immortalité. Le chant dont la traduction française sera donnée ci-dessous ne figure cependant pas dans la traduction. Le siddha tibétain Thangtong gyelpo (thang stong rgyal po 1385-1464) fait aussi partie de la lignée. Dans son chant, on trouve tous les éléments susceptibles d'attirer l'attention des chercheurs d'instructions tantriques secrètes : Oḍḍiyāna, la ḍākinī à tête de lion, les quatre types de ḍākinī et leurs activités bénéfiques. On va avoir à faire à de l'authentique ici ! Et puis, tout compte fait, flûte, c'est vraiment de l'authentique, peut-être plus que ce que l'on souhaitait...

Quand [Thangtong gyelpo] était allé à Oḍḍiyāna, il avait reçu la consécration dans le cercle des cinq déesses. A cette occasion, la ḍākinī Siṃhamukha entourée des quatre classes de ḍākinī lui adressa le chant-vajra suivant :

La vajraḍākinī protège contre les obstacles
La ratnaḍākinī accroît les richesses
La padmaḍākinī attire les femmes
La karmaḍākinī accomplit toutes les activités

Tombant sous le pouvoir des envies
Le principe individuel (S. ātmatva) tombe sous le pouvoir des ḍākinī
Ne désirant rien qui ne soit extérieur, tout sera acquis
Comprends que les ḍākinī sont ton esprit

Comprenant le principe de l'esprit (S. cittatva)
Il sera la connaissance indifférenciée (S. nirvikalpa) imperturbable (S. vajra)
Voilà comment la vajraḍākinī protège contre les obstacles
Le contentement et l'absence de besoin sont le trésor contenant toute richesse
Voilà comment la ratnaḍākinī pourvoit en tous les besoins et désirs
L'absence de construction mentale (S. nirvikalpa) et le détachement sont le lotus
Voilà comment la padmaḍākinī attire les mudrā
L'absence de naissance et de cessation sont l'activité (S. karma)
Voilà comment la karmaḍākinī accomplit l'activité

Le yogi qui ne le comprend pas ainsi
A beau pratiquer pendant des kalpa, il ne réussira pas
C'est pourquoi comprendre que les ḍākinī sont ton esprit
Est la clé

Ce chant est l'instruction de la triple émergence et de la réunion des trois [humeurs][2].

***
Illustration : Thangtong gyelpo, Hong Kong Heritage Museum. Remarquez le vase tenu au niveau du coeur, que l'on trouve aussi dans certaines représentations de Śavaripa et qui symbolise le sens du Coeur (S. hṛdayartha T. snying po'i don).
[1] dpal ldan shangs pa bka' brgyud kyi do ha rdo rje'i tshig rkang dang mgur dbyangs phyogs gcig tu bsgrigs pa thos pa don ldan byin rlabs rgya mtsho
[2] trois humeurs utilisées en médecine tibétaine : le vent, la bile et le phlegme (T. rlung dang mkhris dang bad kan). J'ignore à quoi correspond la triple émergence (T. 'char ba rnams pa gsum) dans ce contexte.

Texte tibétain en Wylie
Pour télécharger le texte tibétain de la collection de chants de la lignée Shangpa.

/yang o rgyan tu phebs nas rje btsun ma lha lnga'i dkyil 'khor du dbang zhus pa dang /DA ki ma seng ge'i gdong pa can la DA ki ma sde bzhis bskor nas rdo rje'i glu 'di ltar blangs so//

rdo rje mkha' 'gros bar chad srung //
rin chen mkha' 'gros mi nor spel//
pad+ma mkha' 'gros bud med sdud//
phrin las mkha' 'gros las kun sgrub//

'dod sred chags pa'i dbang song bas//
bdag nyid mkha' 'gro'i dbang du song //
phyi rol mi 'dod gang yang 'byung //
DA ki rang gi sems su shes//

sems kyi de nyid shes pa dang //
sems nyid mi rtog rdo rje ste//
rdo rje DA kis bar chad srung //
chog shes dgos med rin chen gter//
rin chen mkha' 'gros dgos 'dod sgrub//
chags bral mi rtog pad+ma ste//
pad+ma DA kis mu tra sdud//
skye 'gags med pa karma ste//
las kyi DA kis phrin las sgrub//

de ltar ma shes rnal 'byor pas//
bskal bar bsgrub kyang 'grub mi 'gyur//
de phyir mkha' 'gro rang sems su//
shes pa gnad kyi mchog yin no//

zhes pa la sogs 'char pa rnam pa gsum dang /'du ba rnam gsum gyi gdams ngag rnams gsungs so/

lundi 21 mars 2011

Le Netra Tantra



Le Netra Tantra, aussi appelé Mṛtyuñjaya Tantra ou encore Mṛtyujit, fait partie des tantras du shivaïsme du Cachemire. On pense qu'il est apparu au 9ème siècle, et pas plus tard que l'époque d'Abhinavagupta (10ème siècle). C'est une œuvre composite comportant des couches différentes, certaines plus anciennes que d'autres. On y trouve une foule de renseignements démonologiques, des rituels pour triompher sur des démons et pour se doter de tout ce qu'il faut pour une belle réussite sociale, mais aussi des instructions qui font penser à celles de la Mahāmudrā. On y trouve même des passages qui ressemblent à certains distiques de Saraha.

Kśemarāja, disciple d'Abhinavagupta, a fait un commentaire de ce tantra dans lequel il tente de donner un sens plus ou moins homogène aux éléments très hétéroclites, que l'on trouve finalement dans pas mal de tantras. Quand les différences de méthodes sont trop grandes, elles sont présentées comme des voies diverses, destinées à des personnes de capacités et de dispositions différentes. Kśemarāja reconnaît des méthodes qui correspondent aux quatre voies, celle de l'anu, de la śakti et de Śiva, mais aussi un "accès sans mode, le non-moyen (anupāya)". Ainsi, le chapitre VIII du Netra tantra, enseigne une voie qui est un non-moyen :
"Il ne faut méditer sur rien au dessus, au dessous, au centre, devant, derrière ou de chaque côté. Qu'on ne contemple rien dans le corps ou en dehors. Ne fixe pas ton attention sur le ciel, ni sur la terre. Ne ferme pas les yeux, ni ne regarde fixement. Ne pense pas au support, ni au supporté, ni au sans support, ni aux éléments grossiers, ni au son, goût, toucher, etc. Ayant (tout) abandonné établis-toi dans la contemplation (samādhi) et deviens un. On dit que c'est l'état suprême de Shiva, l'Âme suprême. Ayant atteint ce niveau du non-manifeste (nirābhāsa), on n'en tombera plus."[1]
Hélène Brunner a écrit un article fort intéressant sur le Netra Tantra, qui est librement accessible : Un Tantra du Nord : le Netra Tantra[2]. La méthode décrite dans le chapitre VIII, y est appelée la "méditation supérieure", à laquelle on aboutit au bout "d'une ascèse intellectuelle et morale".

"Le chapitre VIII nous entraîne encore plus haut, puisqu'il est consacré à la méditation supérieure, qui vise l'identification permanente du yogin avec la forme suprême du Dieu. Dans un langage qui n'est pas sans parenté avec celui des Upaniṣad, on caractérise négativement cet absolu « que la voix ne peut dire, que l'oeil ne voit pas, que l'oreille n'entend pas », etc., mais que le yogin peut atteindre avec ses instruments propres : la pratique répétée et surtout le renoncement total, qui implique l'abandon de tout attachement et de toute aversion, la destruction de l'avidité, de l'illusion, de l'excitation, de l'envie, des prétentions, de l'orgueil et de l'inertie (3-8). Celui qui par cette voie atteint Śiva est immédiatement et définitivement libéré (8-9). On voit la différence avec le yoga précédent [chapitre VII de type kuṇḍalini] : on accédait aussi à l'absolu, mais par le truchement d'un exercice difficile, en forçant la voie, et le contact obtenu était éphémère ; on le rencontre ici au terme d'une ascèse intellectuelle et morale, et l'union est d'emblée totale. Les termes de yoga et de jñāna par lesquels ces deux méthodes avaient d'abord été désignées étaient donc parfaitement adéquats.

La pratique est présentée comme un yoga à huit membres où chaque membre acquiert une signification nouvelle. Par exemple le premier niveau, appelé yama, ne consiste pas en simples abstinences comme dans le yoga classique : c'est l'abstention perpétuelle du saṃsāra ; le niyama est la contemplation ininterrompue de la plus haute Réalité ; l'āsana consiste à s'emparer du Pouvoir de Connaissance et à ne pas le lâcher[3] : ainsi de suite pour les sept premier stades (10-16). Le huitième aṅga, le samādhi ou samādhāna, est évidemment un samādhi sans représentations, où les différences entre les êtres ont disparu pour le yogin, et où la seule connaissance qui demeure est celle-ci : «Je suis Śiva, sans second ». Seuls s'installent dans cet état permanent de Pure Conscience ceux qui, entre les deux séries de réalités que sont la matière (jaḍa) d'une part et l'esprit (cit) de l'autre, ont su discerner le Lieu immuable, éternel (17-20) [4]".

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[1] NT 8/41-45, Introduction de Mark Dyczkowski, dans La contemplation du héros de Christian Pisano, p.21
[2] Hélène Brunner, Un Tantra du Nord : le Netra Tantra dans : Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 61, 1974. pp. 125-197.
[3] Le texte précise : "après avoir pénétré dans le souille médian, entre le prāṇa et l'apanā, ce qui suppose un certain usage du yoga habituel ; mais ce yoga n'intervient, ici que comme une aide passagère.
[4] Le samādhi est décrit en quatre śloka où le commentateur [Kśemarāja] voit peut-être avec raison une progression : mais il introduit des notions étrangères au vocabulaire du traité en affirmant que les premier, deuxième et quatrième śloka relèvent respectivement des voies de l'anu, de la śakti et de Śiva, tandis que le troisième décrit l'accès sans mode, le non-moyen (anupāya) : cf. .Lilian Silburn, Le Paramārthasāra, Publ. de l'Institut de Civilisation Indienne, fasc. 5, Paris, 1957, p. 42).

mardi 15 mars 2011

L'importance du Sutra du Coeur



Dans The Heart Sūtra Explained, Donald S. Lopez présente une étude de sept commentaires traduits en Tibétain du sūtra du Cœur, qui selon Edward Conze avait été composé autour de l'an 350. Le commentaire le plus ancien est probablement, selon Lopez, celui de Kamalaśīla (c. 740-795) et le dernier celui de Mahājana (11ème s.). Les autres commentaires sont de la main de Vimalamitra, Jñāna(śrī)mitra, Atiśa, Vajrapāṇi et Prasastrasena. Sur le site Tibetan Buddhist Resource Centrum, on trouve un texte qui regroupe ces commentaires ainsi qu'un commentaire de la main du traducteur tibétain rngog legs pa'i shes rab, sous le titre shes rab snying po'i rgya 'grel.

Les commentaires susceptibles de nous renseigner sur l'interprétation d'Advayavajra, qui n'a pas rédigé de commentaire du Sūtra du Cœur, sont celui de Jñānamitra (T. shes rab kyi pha rol tu phyin pa'i snying po'i rnam par bshad pa S. Prajñāpāramitāhṛdayavyakhya), un de ses derniers maîtres et celui de Vajrapāṇi (T. bcom ldan 'das ma shes rab kyi pha rol tu phyin pa'i snying po'i 'grel pa don gyi sgron ma S. bhagavatiprajñāpāramitāhṛdayavyakhyatikarthapradipa), un de ses disciples majeurs.

Le mot Cœur (S. hṛdaya) signifie aussi bien cœur qu'essence. Le sūtra du Cœur est dit être le cœur des trois sūtra-mère. Il s'agit des trois sūtra sur la perfection de la lucidité considérés comme les principaux : la version en 100.000 versets (S. Śatasāsrikā-), la version de 25.000 versets (S. Pañcaviṃśatisāhasrikā-) et celle de 8.000 versets (Aṣṭasāhasrikā-).

Le sūtra expose l'octuple profondeur (T. zab mo bgryad)
"Sariputra, ainsi tous les dharma sont vides, sans caractéristiques, non-produits, non-détruits, immaculés (T. dri ma med pa), non-immaculés (T. dri ma dang bral ba med pa), sans diminuer et sans se remplir."[1]
Dans son commentaire, Jñānamitra, explique qu'impureté (T. dri ma) signifie "l'action de la perception qui perçoit des objets" (T. dri ma zhes bya ba ni rnam par shes pa rnams kyis gzung 'dzin du spyod pa'o DG p. 566:5). Puisque cette action ne peut pas être déterminée comme une réalité, la perfection de la lucidité est dite être "immaculée", sans impureté.

Le commentaire de Vajrapāṇi est un trésor de renseignements. Officiellement, les Prajñāpāramitā-sūtra sont classés parmi les sūtra, mais le commentaire de Vajrapāṇi contient beaucoup d'éléments tantriques. On y trouve des exemples que l'on retrouvera dans certains recueils de distiques (le lait de la lionne DG p. 582:6, le rêve d'une vierge DG p. 582:5…). Vajrapāṇi explique que ceux qui ne reconnaissent pas la perfection de la lucidité la comprendront à travers les exemples et les significations enseignés par un ami spirituel qui posséde aussi bien les expédients que la lucidité[2].

Il explique aussi que le Cœur de la perfection de la lucidité regroupe l'action, la vue, la méditation et le fruit, les quatre facteurs qui résument la méthode de la Mahāmudrā dans les écrits ultérieurs de la lignée Kagyupa. Cette série de quatre est ici sans doute au début de sa propagation. Elle n'est pas donnée dans l'ordre qui sera la sienne dans les explications ultérieures : action, culture, vue et fruit au lieu de vue, culture, action et fruit… Ce qui peut avoir des implications dogmatiques.
"Par conséquent, les individus excellents qui s'appuient sur les instructions de la vérité essentielle (snying po'i don) de la perfection de la lucidité, réuniront ainsi les objectifs de l'action, de la culture, de la vue et du fruit. Ainsi en contemplant sans cesse la vérité essentielle, qui est l'enseignement infaillible du Bouddha, et en familiarisant l'esprit avec, les images remémorées (dran pa'i rnam pa) se mélangent de façon indissociable avec la vacuité, voilà le but de l'action. Supérieur à cela, est de reveler directement comment rester dans le courant (T. rgyun du gnas pa) de la vacuité sans investir le mental, voilà le but de la culture. Puis sans considérer les attributs affligés et les attributs harmonieux comme authentiques, on en libère le continuum (svatantra)[3], [rejoignannt] la non-production et la non-cessation, voilà le sens de la vue. On aboutit ainsi au fruit que l'on ne peut ni obtenir ni perdre, puisqu'il n'y a plus d'intuition de la non-discursivité, comme il n'y a plus rien qui puisse être cultivé par les boudhas ni des impuretés des connaissables etc. qui peuvent être pris pour objet intelligible par les êtres. Cette vérité essentielle de la perfection de la lucidité, qui est entourée/encerclée par ces [quatre] facteurs, mérite d'être traité avec soin."[4]
On trouve une autre information intéressante dans le commentaire de Jñānamitra (Lopez p110), où celui-ci explique que le mantra enseigné dans le Sūtra du cœur est[5] "le mantra qui apaise totalement toutes les souffrances (sarva duḥkha praśamanaḥ), car réciter la perfection de la lucidité, bien en impregner l'esprit et l'expliquer à d'autres a pour effet de détruire toutes les maladies et d'invoquer la protection des Buddha, des divinités et des nāga et la pratique de la perfection de la lucidité sape les destinées malheureuses et l'océan du devenir". Cette façon de voir le Sūtra du cœur, son mantra et ses effets du maître d'Advayavajra semble être aussi celle de Pha Dampa sangyé, disciple d'Advayavajra et fondateur de l'école Zhi byed, qui tire justement son nom de l'effet du sūtra et du mantra.

En bon disciple d'Advayavajra, Vajrapāṇi met sur le même plan l'efficacité des tantra et de la pratique du sūtra du Cœur.
"De nombreux tantra ont été enseignés et destinés aux personnes aux capacités aigues qui s'intéressent au mahāyāna ésotérique. Le système de mantra extérieur enseigne la pacification, la prospérité etc. [les quatre types d'activités] et le système de mantra intérieur enseigne la félicité physique et psychique par la maîtrise des canaux, des souffles etc. Quand on a appris, à l'aide du système de mantra ésotérique, de maintenir l'absorption (samādhi) pendant longtemps, l'état de Buddha est atteint dans l'espace d'une existence, dans l'état intermédiaire (T. bar do) ou au bout de septs existences. Certains peuvent hésiter à classer cette instruction sur le sens du Cœur (T. snying po'i don S. hṛdayartha) de la perfection de la lucidité dans ou bien le système des sūtra (T. S. lakṣanayāna) ou des mantra. Bien qu'elle puisse paraître différemment aux différentes personnes, la réalité foncière n'est pas différente. C'est pour cette raison que ce mantra de la perfection de la lucidité est le cœur du sens de tous les mantra ésotériques." [6]
Lopez (p. 112) conclue : "Le mantra de la perfection de la lucidité n'est pas un mantra pour développer la paix, la prospérité, le pouvoir ou la déstruction. Qu'est-il alors ? En comprenant le sens de ce mantra, l'esprit est affranchi."

ॐ गते गते पारगते पारसंगते बोधि स्वाहा

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Illustration : première page de l'Aṣṭasahasrika en tibétain

[1] shaa ri'i bu de lta bas na chos thams cad stong pa nyid de/mtshan ma med pa/ ma skyes-pa/ ma 'gags pa/ dri ma dang bral pa med pa/bri ba med pa/ gang ba med pa'o//
[2] Lopez, p. 106
[3] Lopez : " and fruition. Repeatedly viewing the meaning of the unmistaken heart of the Buddha's word and being mindful by mixing the mind with that [heart of his word], without being separated from emptiness, is the meaning of the action. The actual teaching of abiding in emptiness, supreme and inconceivable, is the meaning of the meditation. Nonproduction and non-cessation, upon freeing oneself by not seeing thoroughly afflicted phenomena and completely pure phenomena as real is the meaning of the view. Because Buddhas have no object of meditation and sentient beings have no object of awareness, the stains of objects of knowledge do not exist and the non-conceptual wisdom does not exist. Therefore, there is nothing to attain and nothing to be lost. This is the meaning of the fruition."
[4] de bas na rnam pa thams cad nas thams cad du shes rab kyi pha rol tu phyin pa'i snying po'i don gyi gdams nga la brten pa'i skyes bu dam pa rnams kyis spyod pa dang bsgom pa dang lta ba dang 'bras bu'i don bzhi la bsdu bar bya'o/ / de yang sangs rgyas kyi bka' ma nor ba snying po'i don la yang dang yang du lta zhing de la sems 'dris par byas pas dran pa'i rnam pa stong pa nyid dang dbyer med pa ni spyod pa'i don yin no/ / de bas kyang khyad par du 'phags shing yid la mi byed pa'i stong nyid rgyun du gnas pa dngos bstan pa ni bsgom pa'i don yin no/ / de yang kun nas nyon mongs pa'i chos rnams dang rnam par byang ba'i chos rnam [584] par byang ba'i chos rnams la yang dag par mi mthong bas rang rgyud las grol nas skyes ba med cing 'gag pa med pa ni lta ba'i don yin no/ / de yang sangs rgyas rnams kyis kyang bsgom bya ma yin la sems can kyis blos yul du ma gyur pas shes byai' dri ma la sogs pa'i med cing rnam par mi rtog pa'i ye shes med pas thob shor med pa ni 'bras bu'i don yin no/ / de dag gis yongs su bskor ba'i shes rab kyi pha rol tu phyin pa'i snying po'i don 'di ni shin tu gces par bya bar 'os pa yin no/ / de'i yon tan gyis mya ngan las 'das pa'i mthar phyin to/
[5] (DG p. 570:7) shes rab kyi pha rol tu phyin pa ni 'jig rten pa dang*/ nyan thos dang*/ rang sangs rgyas kyi spyod pa dang mi mnyam zhing*/ sangs rgyas [571] thams cad kyi ye shes dang mnyam par byed pas na mi mnyam dang mnyam pa'i sngas so/ sdug bsngal thams cad rab tu zhi bar byed pa'i sngags su shes par bya ste zhes bya ba ni shes rab kyi pha rol tu phyin pa 'chang*/ klog/ kha ton byed pa dang*/ tshul bzhin du yid la byed cing*/ gzhan la 'chad pa ni mig nad la sogs pa nad thams cad med par 'gyur zhing*/ phyogs bcu'i sangs rgyas dang*/ lha klu la sogs pas skyob par byed/ shes rab kyi pha rol tu phyin pas ngan 'gro dang 'khor ba'i rgya mthso thams cad zlog par byed pas na sdug bsngal thams cad rab tu zhi bar byed pa'i sngags so/
[6] [DG 584:7] 'o na dbang po rnon po sngags kyi theg pa chen po la mos pa rnams kyi don du rgyud du ma la brten pa phyi'i sngags kyis ni zhi ba dang rgyas pa la sogs pa bstan pa dang*/ nang gi sngags kyis rtsa dang rlung la sogs pa la brten nas lus dang sems bde ba bstan pa dang*/ gsang ba'i [585] sngags kyis ting nge 'dzin yun ring du gnas par bya ba bstan nas skad cig gis sam skye ba gcig gis sam/ bar ma do na'am/ skye ba bdun pa'i bar nas sangs rgyas pa yod de/ shes rab kyi pha rol tu phyin pa'i snying po'i don gyi gdams ngag mtshan nyid kyi theg pa yin nam sngag kyi theg pa yin zhes the tshom za na/ sems can rnams kyi blo'i snang ba la tha dad du snang mod kyi zab mo'i chos nyid la tha dad med de/ de lta bas na shes rab kyi pha rol tu phyin pa'i sngags 'di ni gsang sngags rnams kyi don gyi snying po yin no/

vendredi 11 mars 2011

Le double accès



Vimalamitra a composé deux textes, qui semblent former un couple et que l’on trouve dans la collection de traités canoniques (T. bstan ‘gyur). L’entrée graduelle et l’entrée simultanée.

Il y a des précédents d’une double approche. Il y a le Traité des deux accès qui fait partie de l’Anthologie de Bodhidharma (Damolun, 7ème siècle) attribué à Bodhidharma, qui présente deux « accès » ou « entrées » (S. avatāra) : la « pénétration du principe » et « l’application de l’esprit » par la mise en pratique des « quatre pratiques ». Bodhidharma y souligne la nécessité de pratiquer les deux. Bernard Faure signale des idées analogues chez Huisi (515-577), « qui distingue une « contemplation de la vacuité », non gradualiste, qui porte sur l’ « absolu indéterminé », et une contemplation d’ « emprunt », « relevant du gradualisme », et qui tient compte de la diversité des actes et de leur rétribution. Il s’agit de concilier les deux procédés, dont le premier est recommandé aux Bodhisattvas, le second aux profanes. »[1] « Même dialectique chez Zhiyi, qui prône deux formes de « cessation-et-contemplation » (S. śamatha-vipaśyanā), l’une « parfaite et subite », l’autre « progressive ».[2]

Il est généralement assumé que les Etapes de la méditation (S. Bhāvanākrama T. bsgom pa'i rim pa) de Kamalaśīla est “l’original” duquel ont été extraits les nombreux citations par Vimalamitra[3]. Plusieurs éléments me semblent cependant aller dans le sens de la primauté des textes de Vimalamitra.

1. Vimalamitra (8ème s.) est d'une autre génération que Kamalaśīla (fl. 713-763). Ce n’est pas une preuve, car ce ne serait pas le premier apocryphe dans l’histoire du bouddhisme. Mais si d’une quelconque manière, il peut être prouvé que ce texte est écrit par Vimalamitra, ou qu'il n'est pas un montage maladroit (voir Gomez), c’est un argument.
2. Le fait de la double approche ou double accès, qui prédate Kamalaśīla. Kamalaśīla répond par poser une seule et unique approche : l’approche graduelle. Il n'admet pas la double approche. La théorie du double accès, des deux portes d'accès, est d'ailleurs déjà présente dans le Traité de la naissance de la foi dans le grand véhicule (Pinyin : Dasheng qixin lun), apocryphe chinois attribué à Aśvaghoṣa, datant du VIème siècle. Kamalaśīla est polémique et en réaction. Les deux textes de Vimalamitra n'ont pas de caractère polémique particulier. Ils exposent deux points de vue.
3. Une réaction spécifique de Kamalaśīla qui semble répondre à un point précis de Vimalamitra :
Dans les citations de la troisième partie des Etapes de la méditation, on trouve les citations suivantes, dans lesquelles est utilisée l’expression provocatrice “oeuvre de Mara” (T. bdud kyi las), qui semble faire mouche chez Kamalaśīla. La portée de cet argument est que toute oeuvre est l’oeuvre de Mara, à l’instar de la polémique Paulienne “Ce qui nous sauve est la foi et non les oeuvres”.
Au bout d'une série de citations de textes canoniques, où figure le terme "oeuvre de Mara", Vimalamitra écrit :
"La non-discursivité (S. nirvikalpa) même accomplit le bien des êtres, car enseigner le Dharma à travers des signes, c'est s'associer avec l'oeuvre de Mara et de l'inefficacité."[4]
C’est ce passage sur “l’oeuvre de Mara”, qui montre à mon avis que les Etapes de la méditation ont été écrit par Kamalaśīla en réaction à l’Approche simultanée de Vimalamitra. En effet, Kamalaśīla réagit à cette citation invoquée par Vimalamitra en disant que ce passage ne contredit pas la pratique du don etc. (T. sbyin pa la sogs pa bsten pa dgag pa ni ma yin). Vimalamitra dit qu’enseigner/montrer le dharma à travers des signes, c'est s'associer avec l'oeuvre de Mara et de l'inefficacité. La pratique de la générosité et des autres perfections, pourraient être vues comme des dharma de signes et donc comme un oeuvre de Mara. Kamalaśīla réagit en démontrant que l’on peut pratiquer la générosité etc. sans “adhérer” à ces pratiques. Selon lui, c’est l’adhésion erronée qui constitue l’oeuvre de Mara, pas ces pratiques en elles-même. C’est cette précision qui prouve, à mon avis, que Kamalaśīla réagit à Vimalamitra ou aux arguments qu’il avance et non l’inverse. Pourquoi Vimalamitra aurait-il réagi avec un argument moins nuancé et donc moins fort avec la certitude de perdre le débat ?

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[1] Bernard Faure renvoie à Paul Demiéville Revue bibliographique de sinologie; année 1965, p. 371
[2] Bernard Faure, Le traité de Bodhidharma, p. 26-27
[3] Indian Buddhism De Hajime Nakamura, p. 96 Luis O Gomez : “clumsy conflation overlaps” pelliot 116 Tun Huang
[4] rnam par mi rtog pa nyid kyis sems can gyi don byed de, mtsan ma'i sgo nas chos ston pa ni bdud kyi las dang sdig pa'i grogs po yin no

lundi 7 mars 2011

Sunyatasamadhi alias Devakaracandra



Les lignées de transmission ont davantage d'importance et de "réalité" pour ceux qui se situent en aval et qui disent y appartenir. Le bouddha, qui n'était pas bouddhiste, n'était pas conscient d'être à l'origine d'une religion appelé le bouddhisme et la même chose vaut pour de nombreux grands maîtres bouddhistes. Ceux qui avaient eu directement accès au Réel ont pu développer des nouvelles méthodes, appelées lignées proches (T. nye brgyud) qui furent par la suite intégrées dans le tronc commun de la lignée institutionnalisée. Au début de ce qui est appelée la deuxième période de diffusion du bouddhisme au Tibet, l'importance des lignées était moindre. On allait voir différents maîtres pour apprendre leurs approches respectives.

Advayavajra est dit avoir eu quatre disciples majeurs : 1. Sahajavajra/Nategana/ Natekara, 2. Śūnyatāsamādhi/ Devākaracandra, 3. Rāmapāla et 4. "Vajrapāṇi l'indien". Cela ne veut pas dire qu'Advayavajra était leur maître exclusif et qu'ils reproduisaient très fidèlement sa pensée. Ils avaient aussi d'autres maîtres desquels ils ont obtenus différents types d'instructions. Ainsi, Śūnyatāsamādhi/ Devākaracandra reçut des méthodes ésotériques d'autres maîtres qu'Advayavajra.

De son maître Samādhivajra, Śūnyatāsamādhi/ Devākaracandra reçut La Parfaite réalisation de la connaissance du réel (S. Tattvajñānasaṃsiddhi T. dpal de kho na nyid ye shes grub pa) et son commentaire (T. de kho na nyid yang dag par grub pa'i rgya cher 'grel pa de kho na nyid bshad pa zhes bya ba).

De Paiṇḍapātika/Piṇḍapāta le jeune alias Jinadatta, il reçut la transmission de Vajravarāhī qui remonte à Lakṣmīṅkara (T. lha mo dpal mo), la sœur d'un des rois Indrabhūti, et qui passa ensuite par Virūpa, Avadhūtipa l'ancien alias Paiṇḍapātika l'ancien, "le mendiant" ancien (T. bsod nyoms pa che ba) et un certain ldong ngar ba ou encore ldong ston. La pratique de Vajravarāhī enseignée dans ce système est celle de la caṇḍalī (T. gtum mo), aussi appelée dans ce texte Kubjika, "la courbée" (T. 'khyog por 'gro ba)[1]. Si Śūnyatāsamādhi/ Devākaracandra, disciple majeur d'Advayavajra, a pu transmettre cette méthode, il ne l'avait pas reçu d'Advayavajra.

Avadhūtipa l'ancien alias Paiṇḍapātika l'ancien, "le mendiant" ancien (T. bsod nyoms pa che ba) n'est probablement pas le même qu'Advaya Avadhūti, Maitrīpa. Il est intéressant de noter que dans La Lampe pour la Voie vers l'Eveil (S. Bodhipathapradīpa T. Byang chub lam gyi sgron ma) Atiśa cite Avadhūtipa l'ancien pour appuyer son affirmation que les moines n'ont pas besoin de prendre les consécrations secrète et de gnose. Il ajoute que ces consécrations ne sont pas nécessaires non plus pour les laïques.[2]
La méthode qu'expose Advaya Avadhūti dans son commentaire sur les distiques est également possible en dehors du cadre des consécrations. Ce sera la méthode de Gampopa.

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Illustration : Kubjika