samedi 20 novembre 2010

Une rencontre au sommet : la folie de Milarepa



Dans les Cent mille chants de Milarepa, Tsangnyeun heruka, le fou de Tsang, imagine une rencontre entre Milarepa et Padampa Sangyé l'indien, à l'origine des lignées Shidyé (T. zhi byed) et Cheu (T. gcod). Ils s'échangent leurs méthodes respectives par le biais de chants et quand Dampa expose sa méthode qui apaise toute inquiétude, Milarepa écoute avec grand intérêt.
Pendant que Dampa Sangyé fit son chant, le Seigneur était content et s'était réassis, son habit défait. Dampa lui dit : "Ne pas dissimuler la partie du corps qui devrait être dissimulée c'est se comporter comme un fou. Ca ne se fait pas." En réponse, le Seigneur lui fit le Chant sur sa façon d'être fou

Hommage aux seigneurs instructeurs
Je prends refuge en ceux qui m'ont témoigné de la bienveillance
Dissipez les conditions défavorables et les obstacles
Et conduisez-moi vers le Dharma par des chemins favorables

Moi, le yogi Milarepa,
On me demande [tout le temps] si je suis fou
Moi aussi, il m'arrive de penser "Suis-je fou ?"
Je vous expliquerai la folie de ma façon d'être fou

Quand les pères sont fous, les fils aussi le seront, c'est une transmission de fous
Cette transmission remonte au grand Vajradhara, qui est fou
Mon arrière grand-père Tailopa, Shes rab bzang po (Prajñābhadra), était un fou
Mon grand-père le grand Nāropa, fou
Mon vieux père Marpa le traducteur, fou
Et moi Milarepa, fou aussi
Dans cette transmission qui remonte au grand Vajradhara
Ce sont les quatre corps (S. kāya) naturels qui le rendent fou
Mon arrière grand-père Tailopa, Shes rab bzang po
C'est le démon de la Mahāmudrā qui l'a rendu fou
Mon grand-père le grand Nāropa
C'est le démon de l'observance (S. vrata) de l'expérience directe (T. rig pa) qui l'a rendu fou
Mon vieux père Marpa le traducteur
Est devenu fou par le démon des quatre classes de tantra
Et moi Milarepa
C'est le démon du couple énergie (S. prāṇa) et conscience qui m'a rendu fou
L'approche de la non-identification fragmentaire (T. phyogs ris med), c'est folie
La culture de la luminosité insaisissable, c'est folie
L'observance incontrôlée et spontanée, c'est folie
Le fruit sans espoir et crainte, c'est folie
Maintenir le lien (S. samaya) sans hypocrisie, c'est folie

Non seulement je suis fou, mais en plus je suis possédé par les démons
Je suis possédé par le démon des instructions du lama
Je suis possédé par la démone de la grâce des ḍākinī
Le démon de la liberté est entré en moi
La goule du jeu de la réalisation me hante sans cesse

Non seulement je suis possédé par les démons, mais je suis aussi atteint par des maladies
La Mahāmudrā me fait des pointes par derrière
Le Dzogchen me lance par devant
Je souffre du mal chronique de la respiration-vase (S. kumbhaka)
La fièvre de l'intuition (S. jñāna) m'écrase d'en haut
D'en bas je suis saisi par le froid de l'absorption
Au milieu, la chaleur et le froid de la félicité et de la vacuité s'affrontent
Je vomis le sang des instructions par la bouche
Mes poumons sont bloqués par la félicité de la substance des attributs (S. dharmatā)

Et comme si les maladies ne suffisaient pas, voici qu'arrive la mort
Dans l'étendue de l'approche (S. dṛṣṭi), toute identification fragmentée se meurt
Dans l'étendue de la culture, l'opacité et l'agitation se meurent
Dans l'étendue de l'observance (S. caryā), les voeux superficiels se meurent
Dans l'étendue du fruit, les espoirs et les craintes se meurent
Dans l'étendue du maintien du lien, l'hypocrisie se meurt
Le yogi meurt dans le triple corps (S. trikāya)

A l'aube qui suit la mort du yogi
On ne l'enveloppe pas dans un linceul de laine épaisse
Mais mon joli petit (T. khra mo) cadavre est emballé (T. thum) dans les apparences extérieures
On ne l'attache pas avec du fil fait d'herbe tressé
Mais on l'attache (T. sgrog) avec la corde du canal médian (S. avadhūti)
Je ne laisse pas de petit avec de la morve au nez
Mais j'ai élevé l'adolescent de l'intelligence (T. rig pa) comme fils
Emportez donc le corps de ce yogi mort
Pas sur quelque chemin en terre battue infertile
Mais emportez le sur le chemin du grand éveil
Les ḍākinī des quatre classes serviront de guide
Les lamas Kagyupa marcheront au devant du cortège
Ne le laissez pas dans quelque pré de montagne rocheuse
Mais transportez le sur la montagne de Śrī Samantabhadra
Au lieu de crémation sans renard ni chacal
Ce sont les renards et les loups des expédients (S. upāya) et de la perspicacité (S. prajñā) qui s'en délecteront
Enterrez-le au cimetière de Vajradhara.


***

Illustration : linceul (remarquez la ressemblance de ce linceul avec une chrysalide)

Texte tibétain en Wylie

zhes gsungs pas rje btsun mnyes shing cha lugs lhug par bzhugs pa la/dam pa'i zhal nas lus la sba rgyu zhig 'dug pa mi sbed par smyon pa'i spyod pa 'dra ba de ma byed gsungs pa la/rje btsun gyis smyo lugs 'di mgur du gsungs so//

rje bla ma rnams la phyag 'tshal lo//
bka' drin can la skyabs su mchi//
mi mthun rkyen dang bar chad sol//
mthun pa'i lam sna chos la drongs//
rnal 'byor mi la ras pa la//
gzhan yang smyo'am smyo'am zer//
rang yang smyo'am snyam pa byung*//
smyo ba'i smyo lugs bshad tsa na//
pha smyo bu smyo brgyud pa smyo//
brgyud pa rdo rje 'chang chen smyo//
yang mes tai lo sher bzang smyo//
mes po nA ro paNa chen smyo//
pha rgan mar pa lo ts+tsha smyo//
nga rang mi la ras pa smyo//
brgyud pa rdo rje 'chang chen de//
sku bzhi lhun grub gdon gyis smyo//
yang mes tai lo sher bzang de//
phyag rgya chen po'i gdon gyis smyo//
mes po nA ro paNa chen de//
rig pa btul zhugs gdon gyis smyo//
pha rgan mar pa lo ts+tsha de//
rgyud sde bzhi yi gdon gyis smyo//
nga rang mi la ras pa 'di//
rlung sems gnyis kyi gdon gyis smyo//
phyogs ris med pa'i lta ba smyo//
dmigs med rang gsal sgom pa smyo//
'dzin med rang grol spyod pa smyo//
re dogs med pa'i 'bras bu smyo//
zol zog med pa'i dam tshig smyo//
smyo bas mi tshad 'dre yang gnod//
pho gdon du bla ma'i gdams ngag gnod//
mo gdon du mkha' 'gro'i byin rlabs gnod//
blo bde ba'i 'gong po phugs su zhugs//
rtogs rtsal gyi 'dre mos rgyun du nyul//
'dre gnod kyis mi tshad na yang na//
phyag rgya chen pos rgyab nas gzer//
rdzogs pa chen pos mdun nas gzer//
rlung bum pa can gyis gcong gis zin//
steng na ye shes kyi tshad pas gzir//
'og na ting 'dzin gyi grang ba na//
bar na bde stong gi tsha grang 'thab//
kha nas gdams ngag khrag ltar skyug /
chos nyid kyi bde bas byang khog brgyangs//
na bas mi tshad 'chi yang 'chi//
lta ba'i klong du phyogs ris 'chi//
sgom pa'i klong du bying rgod 'chi//
spyod pa'i klong du tshul 'chos 'chi//
'bras bu'i klong du re dogs 'chi//
dam tshig klong du zol zog 'chi//
sku gsum ngang du rnal 'byor 'chi//
rnal 'byor shi ba'i nangs par de//
snam bu byang rkyang ma lags pa'i//
phyi snang ba khra mo'i ro thum thong*//
rtswa gres ma'i thag pa ma lags pa'i//
a wa d+hU tI'i thag pas sgrog /
snabs bshal bu tsha ma lags pa'i//
bu rig pa'i khye'u chung yar bzhengs la//
rnal 'byor shi ba'i ro 'di khur//
sa lam skya mo ma lags pa'i//
byang chub chen po'i lam la khur//
sa mkhan mkha' 'gro sde bzhis gyis//
ro lam bka' brgyud bla mas drongs//
g.ya' ri spang ri ma lags pa'i//
dpal kun tu bzang po'i ri la skyol//
dur khrod wa spyang ma lags pa'i//
thabs shes rab gnyis kyi wa spyang rol//
rdo rje 'chang gi dur du sbos//

2 commentaires:

  1. Bonjour,
    quand on voit avec quelle facilité tsangnyon compose un texte imaginaire qui serait de milarepa, on peut difficilement s'empêcher de penser que parmi les chants compilés par tsangnyon beaucoup ne sont pas de Milarepa. n'y a t il pas un moyen de reconnaître ceux qui sont effectivement de Milarepa? par exemple en observant la syntaxe ou l'orthographe de certains mots ?
    Dans la série des chants mystiques j'aime beaucoup ceux de Godrakpa qui n'ont pas subit plusieurs siècles de transmission orale mais qui datent de la même époque. Traduits par cyrus stearns ils sont dans un ouvrage bilingue qui permet de profiter des vers en tibétain, je vous conseille vivement leur lecture (même si godrakpa penche plutôt du coté du lamdre)
    Cordialement

    RépondreSupprimer
  2. Bonjour Nicolas,

    Le livre de Peter Alan Roberts, The biographies of Rechungpa: the evolution of a Tibetan hagiography,Oxford Centre for Buddhist Studies, donne une bonne idée de l'évolution d'une hagiographie, aussi bien pour Milarepa que pour Rechungpa. Une des plus anciennes et des plus authentiques, celle de Gampopa, tient sur une demi feuille.
    Mais les hagiographies sont plus didactiques qu'historiques. Tsangnyon, à part être un illuminé, est un auteur génial et un excellent poète.
    Merci pour la recommandation, je n'ai pas encore lu le livre de Stearns. Khenpo Tsultrim Gyatso aimait citer Godrakpa.

    RépondreSupprimer