mardi 30 novembre 2010

Dampa Sangyé et la présentation du Guide intérieur



Le tibétologue Dan Martin, est un grand spécialiste de (Pa)Dampa Sangyé. Sur son blog, très instructif et divertissant à la fois, j'ai trouvé la sculpture, reproduite ci-dessus qui représente Dampa Sangyé, accompagnée d'une réflexion intéressante de Dan sur le geste (S. mudrā) que fait Padampa Sangyé.

Dampa Sangyé a introduit au Tibet les instructions relatives à l'Apaisement de l'inquiétude (T. zhi byed), mais il est généralement mieux connu pour sa connexion avec la lignée de Chöd (T. gcod) de Machik Labdrön. Les représentations iconographiques de Dampa Sangyé que l'on voit le plus souvent sont celles relatives à la lignée Chöd, où on le voit jouer d'un grand tambourin (S. ḍamaru) et d'un fémur humain (T. rkang gling).

Dan écrit que dans certaines représentations plus récentes de Dampa Sangyé sous sa forme Zhi byed, on le voit principalement faire le geste (S. mudrā) représenté ci-dessus.
"[Ce geste] lui semble propre à lui et je n'ai jamais pu trouver une explication raisonnable susceptible d'être convaincante. Si ce geste n'était fait que de la main droite seule, ce serait le geste de l'Enseignement que l'on voit partout."

"J'imagine, mais sans avoir de preuve, que la main gauche qui fait exactement miroir de celui de la main droite souligne l'importance de son rôle d'instructeur. Non seulement cela, il semblerait dire aussi que ses instructions sont reçues en double. Au départ, on a une compréhension superficielle et plus tard, graduellement, si cela doit arriver du moins, l'idée vous vient soudainement qu'il instruisait avec quelque chose de plus profond à l'esprit, que ce que l'on s'imaginait initialement. On pourrait dire en quelque sorte que "le guru intérieur se pointe". C'est juste une idée pour l'instant, il se pourra très bien que j'aurai une autre explication demain."
Je pense que l'intuition de Dan est bonne et que c'est dans cette direction qu'il faudra chercher l'explication. Comme dit précédemment dans le billet sur l'Apaisement de l'inquiétude, Dampa était un disciple direct d'Advayavajra, l'auteur de deux commentaires des Distiques (dohākośagīti) de Saraha, que Dampa connaissait[1].

"Ne pas fermer les yeux, [ni] arrêter les actes de conscience psychosensorielle

[Commentaire d'Advayavajra :] Les souffles pervasifs et exécutifs se resorbent par le seul acte de remémoration. Puisqu'ils ne dépendent de rien d'autre [295], ils cesseront d'eux-mêmes par l'intelligence (T. rig pa). Le guide médiat révèle qu'ils ne partent pas dans l'élément de la substance des attributs (S. dharmatā), mais...

L'arrêt des souffles, lui, est réalisé par le Guide parfait."
Le commentaire d'Advayavajra n'a de cesse de répéter que le guide médiat (T. brgyud pa'i bla ma), extérieur, en chair et en os, nous instruit, mais que c'est le Guide authentique (S. sadguru T. dam pa'i bla ma, dpal ldan bla ma, dngos kyi bla ma) ou Guide immédiat, intérieur, qui pénètre le coeur et réalise l'accès au Réel.

Le travail d'un guide médiat est de faire établir la connexion par le disciple avec ce Guide intérieur. Ce travail a lieu pendant l'Introduction (T. ngo sprod). Le terme tibétain se décompose en "ngo", qui peut être un raccourci pour "ngo bo" essence, ou qui tout seul peut signifier la face, le visage. Le verbe "sprod", dans sa forme active et transitive, signifie "introduire à", "présenter" "faire rencontrer". On peut imaginer que le guide médiat, extérieur, présente au disciple son Guide intérieur. Quand la rencontre a lieu et que le disciple reconnaît le Guide intérieur, on pourra parler de "ngo phrod". Ici, "phrod" ou encore "'phrod" est passif et prend le point de vue du disciple qui est introduit et qui a en effet rencontré, reconnu le Guide intérieur.

Le geste pourrait alors être celui de l'Introduction, du "ngo sprod", que pratiqua Dampa et qui lui vient d'Advayavajra. La même Introduction était d'ailleurs pratiquée par Gampopa, à qui Sakya Pandita reprochera plus tard que sa Mahāmudrā n'était qu'une Introduction à l'indienne[2]. Le geste peut alors symboliser la rencontre entre les deux guides, une face à face du guide extérieur et du guide intérieur. Cela expliquerait pourquoi c'est le geste de l'Enseignement qui est utilisé en image miroir. Détail essentiel, la rencontre a lieu au Coeur, également symbolisé dans ce geste.

Voir aussi : Dampa avant son départ

***

[1] Blue annals p. 921-922 Deb ther : p. 1021 la citation vient des distiques de Saraha (n°66) :"mig ni mi 'dzums sems ni 'gags pa dang*/ rlung 'gags pa ni dpal ldan bla mas rtogs/
[2] "Dans ma tradition, comme la conscience n'a pas de nature, il n'y a rien à introduire." David Jackson, p. 74
"L'introduction à la nature de la conscience seule est une tradition indienne et non-bouddhiste. C'est une méthode erronnée comme elle n'élimine pas le clivage sujet-objet. Et si on doit également introduire l'étudiant à la nature des objets extérieurs, il faudra analyser si ces objets ont été créés par un dieu-créateur comme Iśvara, ou s'il sont produits par des atomes, ou s'ils sont des projections de la conscience comme l'affirme l'école Yogācāra ou s'ils sont simplement apparus de causes et de conditions comme l'affirme l'école Mādhyamika ?" David Jackson, p. 75 Citation du thub pa'i dgongs gsal (57b-58a)

vendredi 26 novembre 2010

Cours : Dampa Sangyé et l'apaisement de l'inquiétude



Pa Dampa Sangyé (pha dam pa sangs rgyas -1118), prototype du yogi indien (S. ācārya – T. a tsa ra) à la peau noire ou bleue. Il serait originaire du sud de l’Inde et né avec toutes ses dents, ce qui fait penser à la légende du maître taoïste Lao Tseu , né au bout d’une gestation de 64 ans. Il fait de nombreux voyages (cinq selon Djamgon Kongtrul[1]), dont le cinquième en Chine, où il resta 12 ans. Au terme de son séjour chinois, il alla à Dingri au Tibet. Il était actif pendant le onzième siècle[2].

Le système de l’Apaisement de l'inquiétude semble être inspiré par une instruction que Dampa reçut du brahmane Āryadeva. [3] Dampa avait amené l’original en sanskrit avec lui au Tibet et il avait traduit oralement les Instructions sur la perfection de la sagesse (S. Ārya Prajñāpāramitā-upadeśa T. ‘phags pa shes rab kyi pha rol tu phyin pa’i man ngag), annotées et révisées plus tard par Zhama le traducteur.[4] Ces instructions se distinguent sur le fond très peu d’un texte comme Les instructions sur la Mahāmudrā (T. phyag chen gang ga ma) de Tailopa.

La lignée de Zhi byed est divisée en trois transmissions, première, intermédiaire et dernière. La première est une lignée Cachemirienne (T. kha che lugs), dont le premier cycle d'instructions s'appelle "semblable à l’espace". Cette lignée compte de nombreux mahasiddhas (54 masculins et féminins), parmi lesquelles une certaine Sukkhasiddhi. Elle comporte une méthode de Mahāmudrā particulière qui consiste en une contemplation qui prend le ciel pour objet.

Quand son disciple principal Kun dga' (1062-1124)[5] demande à Dampa comment il doit méditer, Dampa repond :"Tu dois méditer en fixant les yeux vers le ciel, vers le haut, puisque c'est une posture favorable qui est particulière à la Prajñāpāramitā".[6]

La lignée intermédiaire est celle de rMa (chos kyi shes rab), So (chung dge ‘dun ‘bar) et sKam. Celle-ci se divise en une lignée des mots (T. tshig brgyud) et une lignée du sens (S. don brgyud). Selon Jamgon Kongtrul (pp. 538-543).

Les doctrines appartenant à la dernière lignée s’appellent « Le cycle des méthodes des gouttes de la Mahāmudrā immaculée » (T. phyag rgya chen po dri med thigs pa phyag bzhes kyi skor).[7] Dans ce contexte « Mahāmudrā » se réfère au système de Maitrīpa, car Dam pa avait été un disciple personnel de Maitrīpa. « Immaculée » se réfère aux dits de Dampa. Le mot « méthode » T. phyag bzhes) signifie la méthode des instructions, qui sont très différentes des autres instructions (on pourrait presque dire la "patte" de Dampa, voir Deb ther sngon po p. 1133). Ces instructions appartiennent par leur nature à la Prajñāpāramitā, mais suivent le système des tantra.

La tradition dit que la Mahāmudrā de Dampa est le système de Maitrīpa et qu’elle est basée sur les Prajñāpāramitā-sūtra. Lorsque son disciple rma (1055-) lui dit qu’il connaissait la Mahāmudrā , Dampa répondit : « Ta Mahāmudrā est celle des paroles. Moi, je t’introduirai à la Mahāmudrā du sens ». Il lui enseignait ensuite la doctrine de base (T. rtsa) en utilisant des termes comme « la phase pendant laquelle les yeux restent ouverts, que le (flot) mental cesse et que le souffle est arrêté se réalise grâce au Guide authentique (T. dpal ldan bla ma) ».[8] 'Gos précise que cette phase correspond au moment où iḍā et piṅgalā entrent dans le canal médian, et que le yogi est alors capable de contempler l’absolu, c’est-à-dire la Mahāmudrā. Mais les vers cités sont ceux des Distiques de Saraha, dont Advayavajra a fait le commentaire. Il est très clair dans les Distiques, tels qu'interprétés par Advayavajra, qu'il n'est question d'aucune artifice, soit-elle la pratique du Prāṇāyāma. Cela est réellement réalisé par le Guide authentique intérieur.

Dans le cadre de la mahamudra, il eut onze maîtres selon 'Gos[9], qui comprennent pratiquement toute la lignée de transmission traditionnelle de la Mahāmudrā. On y retrouve également Maitrīpa, mais non pas Tailopa, ni Nāropa. 'Gos fait une distinction entre mahamudra et l’introduction en l'expérience driecte (T. rig pa ngo sprod pa) que dix maîtres, masculins et féminins, lui transmirent. Dans le lot, on retrouve entre autres une certaine Sukhasiddhi, qui prend une place importante dans la lignée Shangpa Kagyu.

Un fichier PDF bilingue avec la traduction française de la rencontre entre Milarepa et Dampa Sangyé peut être téléchargé ici. La traduction anglaise du Testament de Dampa Sangyé au peuple de Dingri, faite par Dan Martin, est disponible ici.

Lama Tsering Wangdu est un des plus grands spécialistes contemporains en les enseignements de l'apaisement de l'inquiétude et de Cheu (T. gcod). A l'initiative de Swami Chetanananda de l'institut Nityananda aux USA, sa communauté adepte du Trika yoga du shivaïsme cachemirien reçut des enseignements de Cheu de Lama Tsering Wangdu. Swami Chetanananda était particulièrement intéressé en la lignée cachemirienne des Kusali Mahasiddha que pratique Lama Tsering Wangdu. Les rencontres conduirent à la publication d'une collection de traductions en anglais (par David Molk) d'instructions de Dampa Sangyé : Lion Siddhas.

***
Illustration : Représentation de Dampa Sangyé dans un monastère au Ladakh

[1] Shes bya kun khyab pp 538-543, aussi Blue Annals p. 871
[2] Il rencontra son disciple Dam pa rma en 1073, lorsque ce dernier avait 19 ans. BA p. 872
[3] Machig Labdron and the foundation of Chöd, Jérôme Edou, p. 34
[5] Blue Annals, pp. 922-923
[6] Blue Annals p. 976
[7] Blue Annals p. 873
[8] Blue annals p. 921-922 Deb ther : p. 1021 la citation vient des distiques de Saraha (n°66) :
"mig ni mi 'dzums sems ni 'gags pa dang*/ rlung 'gags pa ni dpal ldan bla mas rtogs/
[9] Blue annals p. 869

mercredi 24 novembre 2010

Grand dictionnaire tibétain sur site tibétain



Le site tibétain www.bodyig.org est entièrement consacré à l'apprentissage du tibétain pour des locuteurs natifs tibétains.
On y trouve quatre sections :

1. Quatre dictionnaires en ligne

Dictionnaire de définitions avec des exemples
brda dag kun gsal me long

Dictionnaire trilingue chinois-tibétain-anglais
bod rgya dbyin gsum tshig mdzod

Dictionnaire de néologismes
rgyun bkol ming brda gsar ba

Le grand dictionnaire Tibétain-Tibétain-Chinois (le fameux grand dictionnaire en 3 volumes)
bod rgya tshig mdzod chen mo


2. Téléchargements (T. phab len)
Des livres, y compris les dicos ci-dessus, en PDF, des fichiers MP3 de livres lus à haute voix, p.e. Le Ramayana en tibétain).
Logique
Biographies Gendun chopel
Grammaires rtags kyi 'jug pa et sum bcu pa
Auteurs divers (pour l'instant seul Patrul Rinpoché)
Œuvre complet de pdal sprul o rgyan 'jigs med chos kyi dbang po'i gsung 'bum (5 tomes)

3. Forums d'échange


4. Police Himalaya
WinNT/2000/XP

Vous pouvez trouver plus de renseignements en anglais sur Bodyig sur le site Tibetan geeks. Sur l'utilisation numérique du tibétain, voici le site de Digital Tibetan.

Last but not least un super dictionnaire, appelé Monlam Dictionary (voir screenshot ci-dessus), qui regroupe les quatre dictionnaires mentionnés ci-dessus en un seul logiciel. Il a été développé par le vénérable Lobsang Monlam. Les termes recherchés peuvent être entrés en anglais (pour les dictionnaires comprenant cette langue), en chinois et en tibétain. Le seul problème est que les termes doivent être entrés en tibétain unicode (p.e. la police Himalaya, d'autres polices unicodes sont également acceptés). Un clip youtube montre très succinctement comment utiliser le logiciel. Autre clip plus élaboré.

Je conseille donc pour cela d'installer le logiciel Tise Tibetan Input que l'on peut télécharger gratuitement sur le site http://tise.mokhin.org/ Quand ce logiciel est activé, on peut taper directement en tibétain Wylie dans le champs de recherche. Clip Youtube pour l'installation d'un logiciel de saisie en tibétain.

Dictionnaires téléchargeables dans un fichier :
བོད་རྒྱ་ཚིག་མཛོད་ཆེ

Sanscrite chinois tibétain
སཾ་བོད་རྒྱ་གསུམ་གྱི་ཤན་སྦྱར་ཚིག་མཛོད།

Tables de matières tengyur et kangyur བཀའ་འགྱུར་དཀར་ཆག་བོད་རྒྱ་ཤན་སྦྱར

Dictionnaire d'abréviations en tibétain
བོད་ཡིག་བསྡུས་འབྲི་ཚིག་མཛོད

A exploiter davantage...

Adresse de téléchargement du dictionnaire Monlam
Monlam pour Android (tablettes tactiles et smartphones android)

mardi 23 novembre 2010

Traduction : La pensée naturelle est le Guide





L'introduction (T. ngo sprod) à la pensée naturelle comme Guide[1]
- un chant-vajra composé par Kyergangpa -

[315] Guru bodhicitta namāmi

Ils révèlent que le Guide sans pareil est la pensée naturelle (S. cittatva)
Ils ont parfait leur propre bien et atteint celui des autres en leur for intérieur (T. nang du lon)
Leur connaissance n'est pas fragmentée et leur compassion est égale envers tous
Aux bons guides je rends hommage

Vous êtes les guides qui révélez le mode d'être (T. yin lugs)
Mais le Guide qui surgit comme l'état fondamental (T. gnas lugs S. tathātva) est à l'intérieur de nous-mêmes
Voici les caractéristiques (S. lakṣana) du Guide qu'est la pensée naturelle :

Non apparu d'une cause il se manifeste de lui-même
Aucune condition ne pouvant le détruire il n'a besoin d'aucun antidote
Libre de va-et-vient il est immuable dans les trois temps
Il échappe à tous les extrêmes en termes de réel (S. bhāva) et d'irréel (S. abhāva)

Il n'est pas un existant perceptible aux cinq organes de sens
Inexistant, il est pourtant la source de toute la diversité du monde
[316] Tout en l'observant et en le travaillant (S. bcos), on ne peut cependant affirmer "il est comme ceci"
Quand on ne le cherche plus et qu'on l'ignore, il se manifeste de lui-même en toute chose !

Les actes positifs et négatifs n'ont pas d'impact sur lui
Au-dessus de tout il ne s'attache à rien
Isolé de tout, il est pourtant le substrat (T. dngos gzhi S. maula) de toute chose.
Exempt d'intellect (T. blo dang bral), son absence de sens (T. don med) éclaire cependant l'intellect
Dans son absence de fragmentation (T. phyogs med) se produit toute la diversité sans fragmentation
Tout en se produisant, il ne peut cependant être défini par aucun fragment
"Il est ainsi" puisqu'il n'est pas seulement cela
Le Principe manifestant (S. tattva), tel quel, est notre Guide

Pour biographie j'ai (T. bdog) ceci :

Comme ce Guide transcende la distance (T. nye ring)
Il n'y a pas un seul être qui soit hors de sa portée
Comme ce Guide a des aspirations authentiques
Il n'y a personne qui n'appartienne pas à son lignage

Comme la compassion de ce Guide est grande
Il n'y a personne qu'il n'ait pas établi en l'éveil primordial
[317] Comme les actes de ce Guide sont très puissants
Il embrasse l'Errance (S. saṃsāra) comme la Quiétude (S. nirvāṇa) en agissant librement (T. rang dbang)

Comme ce Guide est inaltérable
Même si on se méprend sur lui, il restera égal à lui-même
Jamais on n'a été séparé de lui
Cependant malgré tout le temps passé avec lui, il est difficile de voir sa face

Ce Guide ne connaît pas le trépas
Il est merveilleux d'avoir quelqu'un qui veille en permanence

[Le service de ce Guide]

Voilà le Guide qu'est la pensée naturelle

Reconnaître comme sa propre essence, c'est le contempler sans cesse (T. ras)
L'absence de doute et d'incertitude, c'est le prier
Le laisser tel quel, sans intervenir, c'est le vénérer
Le laisser sans cesse en son essence, c'est le servir
Ne pas saisir avec des a priori (T. ched 'dzin) la luminosité vide, c'est le nourrir
L'accès à l'indissociabilité de l'attention (S. smṛti) et de la distraction, c'est le servir à boire.
Comprendre que les apparences visibles et audibles sont la réalité apparente (S. māyā), c'est l'habiller.

[318] Installez-le sur le siège de la félicité non contaminée (S. anāsrava)
Coiffez-le du bonnet de la présence primordiale inutile à chercher
Offrez-lui pour biens matériels l'absence de saisie (T. ched 'dzin) envers tout ce que l'on reçoit
Dans sa chambre de l'absence de soi qui connaît de façon entière (S. sarvajñā)
Il est entouré d'une suite dispensière (T. bsri med[2]) de l'indissociabilité de l'Errance et de la Quiétude

Il est là sans interruption de façon atemporelle (T. dus gsum rgyun chad)
Donnant sans cesse des instructions improvisées (T. lhug pa'i) à travers ses propres reflets (T. rang snang S. svābhāsa)[3]

Quelle merveille ! le Guide qu'est la pensée naturelle
En plus, grande est sa bonté car il s'occupe de nous par compassion
Grand son élan karmique grâce au yoga pratiqué dans ses existence passées
Quelle merveille ! Car encore grâce à sa compassion il ne nous abandonnera jamais

En suivant ce Guide de cette manière-là
Sa grâce se produira ainsi :
On s'affranchira sans avoir à fuir (T. ma bros) la boue (T. 'dam) de l'Errance (S. saṃsāra)
On arrivera à l'éveil sans avoir à y aller

[319] On comprendra qu'il n'y a ni bien ni mal dans l'Errance et dans la Quiétude
La différence entre la conscience éveillée (S. buddha) et la conscience dualiste (S. sattva) c'est de le réaliser ou non
Celui qui a compris sans erreur les caractéristiques de la conscience
Et qui les a vérifiées est appelée "conscience éveillée" (S. buddha)
Ses qualités échappent à toute définition

A ceux qui suivent un guide différemment (T. gzhan du), il arrive ceci :

Ce qui n'accède pas ainsi à la pensée naturelle (S. cittatva)
Le prendra pour ce qu'il n'est pas : en s'engageant dans un sujet percevant (S. jñātā)
Et en courant derrière les objets sensibles (T. phyi) il ne trouvera que de la souffrance
C'est ce qui s'appelle "la conscience dualiste" (S. sattva)

Dorénavant je serai mon propre gardien
Je ne courrai plus derrière les objets sensibles de l'Errance, les [objets] précédents m'ayant déçu !
Je ne réaliserai pas non plus la Quiétude, c'est trop d'effort !
Ayant reconnu (T. rang sa bzung) la pensée naturelle, je le laisse comme il est

Cette pensée naturelle qu'on ne peut identifier en disant "le voici"
[320] Hélas ! (T. ma la) ceux qui ne l'ont pas compris, pourront y réussir (T. byung) en s'entraînant ainsi
Et cela satisfera (T. 'tshengs) même ceux qui le comprennent théoriquement (T. mtshan nyid go ba)
Voici comment procéder de manière satisfaisante

Comme la vacuité est intrinsèque (T. rang cha), point besoin de chercher le corps des attributs (S. dharmakāya) !
Tout ce qui se manifeste étant les corps formels (S. rūpakāya), pas besoin de ne rien n'arrêter !
La pensée naturelle suivant son propre cours (T. rang 'gros), point besoin de cherche le triple corps (S. trikāya) !
Les fondations (T. gzhi rtsa) de l'Errance s'étant écroulées, pas besoin de la rejeter !
La conscience individuelle (S. svacitta) étant d'ores et déjà éveillée (S. buddha), point besoin d'espérer !
Puisqu'elle l'est depuis toujours,point besoin de la cultiver avec l'intellect !
Ne serait-ce pas mieux que vous en fassiez autant ?

Les contemplatifs (T. rtogs ldan) regardent la conscience sans distraction
Serait-il inconvenant s'ils le faisaient sans la notion (T. blo dang bral na) d'une contemplation ?
Les ermites (T. sgom chen) qui le cultivent continuellement sans s'en séparer
Serait-il inconvenant s'ils se libéraient directement (T. rang thog) dans "ce qui cultive" (T. sgom mkhan) ?
Les pratiquants qui développent sans cesse la conscience d'éveil (S. bodhicitta)
[321] Serait-il inconvenant s'ils comprenaient l'accomplissement spontané qui ne se cultive pas ?
Les yogi qui guettent le non-agir (T. bcos med)
Serait-il inconvenant s'ils perçaient définitivement (T. gtan la phab) la conscience individuelle (S. svacitta) ?

J'ai suivi de nombreux guides qualifiés
Et chaque guide a son propre conseil
Les racines de tous ceux-là se rencontrent au niveau de la conscience (S. citta)
Et depuis, c'est le Guide qu'est la pensée naturelle
que je sers, j'écouté son enseignement et je reçois de nombreuses instructions
J'adressé mes prières à ce bon Guide
Je lui fais des louanges et je reçois sa grâce
C'est ainsi que j'ai accès à ce Guide qu'est la pensée naturelle
Qui surgit de l'intérieur ; je l'ai décrit tel que je l'ai compris

Si vous y voyez des contresens et des erreurs
Ne regardez pas les mots mais le sens général[4]
Ce ne sont que les radotages d'un fou
Pas besoin de demander pardon à personne
[322] Car ils ne justifient pas une demande d'indulgence.

- " Le Guide qu'est la pensée naturelle " fut composé par Kyergangpa Tcheuky sengé (skyer gang pa chos kyi seng ge 1143 – 1216) –

ITHI

Extrait du " Recueil de chants de la lignée Shangpa-Kagyu " pp. 316 - 322, volume no. 5 de la collection des textes Shangpa-Kagyu. On le retrouve aussi dans la Collection des instructions (T. gdams ngag mdzod) de Jamgon Kongtrul. Un fichier PDF (image) avec le texte tibétain peut être téléchargé à cet endroit.

Kyergangpa était le troisième détenteur de la lignée Shangpa Kagyu et le disciple de Mokchog rinchen tseundru (rmog lcog pa rin chen brtson 'grus, 1110-1170).

***

[1] rang sems bla mar ngo sprod pa'i rdo rje'i mgur
[2] brsi med. nor bsris pa = économe
[3] Voir Jñānagarbha's commentary on the distinction between the two truths, composé par Jñānagarbha, traduit en anglais par Malcolm David Eckel
[4] Voir le Sūtra des quatre refuges (S. catuḥpratisaraṇasūtra) : "l'esprit de la lettre est le refuge et non la lettre" S. arthah pratisaraṇaṃ na vyañjanam T. gshig la mi rton/ don la rton/
Texte tibétain en Wylie
Dès que le site de Dharma Download aurait publié les 2 volumes sur l'école Shangpa Kagyu...

samedi 20 novembre 2010

Une rencontre au sommet : la folie de Milarepa



Dans les Cent mille chants de Milarepa, Tsangnyeun heruka, le fou de Tsang, imagine une rencontre entre Milarepa et Padampa Sangyé l'indien, à l'origine des lignées Shidyé (T. zhi byed) et Cheu (T. gcod). Ils s'échangent leurs méthodes respectives par le biais de chants et quand Dampa expose sa méthode qui apaise toute inquiétude, Milarepa écoute avec grand intérêt.
Pendant que Dampa Sangyé fit son chant, le Seigneur était content et s'était réassis, son habit défait. Dampa lui dit : "Ne pas dissimuler la partie du corps qui devrait être dissimulée c'est se comporter comme un fou. Ca ne se fait pas." En réponse, le Seigneur lui fit le Chant sur sa façon d'être fou

Hommage aux seigneurs instructeurs
Je prends refuge en ceux qui m'ont témoigné de la bienveillance
Dissipez les conditions défavorables et les obstacles
Et conduisez-moi vers le Dharma par des chemins favorables

Moi, le yogi Milarepa,
On me demande [tout le temps] si je suis fou
Moi aussi, il m'arrive de penser "Suis-je fou ?"
Je vous expliquerai la folie de ma façon d'être fou

Quand les pères sont fous, les fils aussi le seront, c'est une transmission de fous
Cette transmission remonte au grand Vajradhara, qui est fou
Mon arrière grand-père Tailopa, Shes rab bzang po (Prajñābhadra), était un fou
Mon grand-père le grand Nāropa, fou
Mon vieux père Marpa le traducteur, fou
Et moi Milarepa, fou aussi
Dans cette transmission qui remonte au grand Vajradhara
Ce sont les quatre corps (S. kāya) naturels qui le rendent fou
Mon arrière grand-père Tailopa, Shes rab bzang po
C'est le démon de la Mahāmudrā qui l'a rendu fou
Mon grand-père le grand Nāropa
C'est le démon de l'observance (S. vrata) de l'expérience directe (T. rig pa) qui l'a rendu fou
Mon vieux père Marpa le traducteur
Est devenu fou par le démon des quatre classes de tantra
Et moi Milarepa
C'est le démon du couple énergie (S. prāṇa) et conscience qui m'a rendu fou
L'approche de la non-identification fragmentaire (T. phyogs ris med), c'est folie
La culture de la luminosité insaisissable, c'est folie
L'observance incontrôlée et spontanée, c'est folie
Le fruit sans espoir et crainte, c'est folie
Maintenir le lien (S. samaya) sans hypocrisie, c'est folie

Non seulement je suis fou, mais en plus je suis possédé par les démons
Je suis possédé par le démon des instructions du lama
Je suis possédé par la démone de la grâce des ḍākinī
Le démon de la liberté est entré en moi
La goule du jeu de la réalisation me hante sans cesse

Non seulement je suis possédé par les démons, mais je suis aussi atteint par des maladies
La Mahāmudrā me fait des pointes par derrière
Le Dzogchen me lance par devant
Je souffre du mal chronique de la respiration-vase (S. kumbhaka)
La fièvre de l'intuition (S. jñāna) m'écrase d'en haut
D'en bas je suis saisi par le froid de l'absorption
Au milieu, la chaleur et le froid de la félicité et de la vacuité s'affrontent
Je vomis le sang des instructions par la bouche
Mes poumons sont bloqués par la félicité de la substance des attributs (S. dharmatā)

Et comme si les maladies ne suffisaient pas, voici qu'arrive la mort
Dans l'étendue de l'approche (S. dṛṣṭi), toute identification fragmentée se meurt
Dans l'étendue de la culture, l'opacité et l'agitation se meurent
Dans l'étendue de l'observance (S. caryā), les voeux superficiels se meurent
Dans l'étendue du fruit, les espoirs et les craintes se meurent
Dans l'étendue du maintien du lien, l'hypocrisie se meurt
Le yogi meurt dans le triple corps (S. trikāya)

A l'aube qui suit la mort du yogi
On ne l'enveloppe pas dans un linceul de laine épaisse
Mais mon joli petit (T. khra mo) cadavre est emballé (T. thum) dans les apparences extérieures
On ne l'attache pas avec du fil fait d'herbe tressé
Mais on l'attache (T. sgrog) avec la corde du canal médian (S. avadhūti)
Je ne laisse pas de petit avec de la morve au nez
Mais j'ai élevé l'adolescent de l'intelligence (T. rig pa) comme fils
Emportez donc le corps de ce yogi mort
Pas sur quelque chemin en terre battue infertile
Mais emportez le sur le chemin du grand éveil
Les ḍākinī des quatre classes serviront de guide
Les lamas Kagyupa marcheront au devant du cortège
Ne le laissez pas dans quelque pré de montagne rocheuse
Mais transportez le sur la montagne de Śrī Samantabhadra
Au lieu de crémation sans renard ni chacal
Ce sont les renards et les loups des expédients (S. upāya) et de la perspicacité (S. prajñā) qui s'en délecteront
Enterrez-le au cimetière de Vajradhara.


***

Illustration : linceul (remarquez la ressemblance de ce linceul avec une chrysalide)

Texte tibétain en Wylie

zhes gsungs pas rje btsun mnyes shing cha lugs lhug par bzhugs pa la/dam pa'i zhal nas lus la sba rgyu zhig 'dug pa mi sbed par smyon pa'i spyod pa 'dra ba de ma byed gsungs pa la/rje btsun gyis smyo lugs 'di mgur du gsungs so//

rje bla ma rnams la phyag 'tshal lo//
bka' drin can la skyabs su mchi//
mi mthun rkyen dang bar chad sol//
mthun pa'i lam sna chos la drongs//
rnal 'byor mi la ras pa la//
gzhan yang smyo'am smyo'am zer//
rang yang smyo'am snyam pa byung*//
smyo ba'i smyo lugs bshad tsa na//
pha smyo bu smyo brgyud pa smyo//
brgyud pa rdo rje 'chang chen smyo//
yang mes tai lo sher bzang smyo//
mes po nA ro paNa chen smyo//
pha rgan mar pa lo ts+tsha smyo//
nga rang mi la ras pa smyo//
brgyud pa rdo rje 'chang chen de//
sku bzhi lhun grub gdon gyis smyo//
yang mes tai lo sher bzang de//
phyag rgya chen po'i gdon gyis smyo//
mes po nA ro paNa chen de//
rig pa btul zhugs gdon gyis smyo//
pha rgan mar pa lo ts+tsha de//
rgyud sde bzhi yi gdon gyis smyo//
nga rang mi la ras pa 'di//
rlung sems gnyis kyi gdon gyis smyo//
phyogs ris med pa'i lta ba smyo//
dmigs med rang gsal sgom pa smyo//
'dzin med rang grol spyod pa smyo//
re dogs med pa'i 'bras bu smyo//
zol zog med pa'i dam tshig smyo//
smyo bas mi tshad 'dre yang gnod//
pho gdon du bla ma'i gdams ngag gnod//
mo gdon du mkha' 'gro'i byin rlabs gnod//
blo bde ba'i 'gong po phugs su zhugs//
rtogs rtsal gyi 'dre mos rgyun du nyul//
'dre gnod kyis mi tshad na yang na//
phyag rgya chen pos rgyab nas gzer//
rdzogs pa chen pos mdun nas gzer//
rlung bum pa can gyis gcong gis zin//
steng na ye shes kyi tshad pas gzir//
'og na ting 'dzin gyi grang ba na//
bar na bde stong gi tsha grang 'thab//
kha nas gdams ngag khrag ltar skyug /
chos nyid kyi bde bas byang khog brgyangs//
na bas mi tshad 'chi yang 'chi//
lta ba'i klong du phyogs ris 'chi//
sgom pa'i klong du bying rgod 'chi//
spyod pa'i klong du tshul 'chos 'chi//
'bras bu'i klong du re dogs 'chi//
dam tshig klong du zol zog 'chi//
sku gsum ngang du rnal 'byor 'chi//
rnal 'byor shi ba'i nangs par de//
snam bu byang rkyang ma lags pa'i//
phyi snang ba khra mo'i ro thum thong*//
rtswa gres ma'i thag pa ma lags pa'i//
a wa d+hU tI'i thag pas sgrog /
snabs bshal bu tsha ma lags pa'i//
bu rig pa'i khye'u chung yar bzhengs la//
rnal 'byor shi ba'i ro 'di khur//
sa lam skya mo ma lags pa'i//
byang chub chen po'i lam la khur//
sa mkhan mkha' 'gro sde bzhis gyis//
ro lam bka' brgyud bla mas drongs//
g.ya' ri spang ri ma lags pa'i//
dpal kun tu bzang po'i ri la skyol//
dur khrod wa spyang ma lags pa'i//
thabs shes rab gnyis kyi wa spyang rol//
rdo rje 'chang gi dur du sbos//

lundi 15 novembre 2010

La folie comme méthode


Lākula
Il est incontestable que les Kāpālika et d’autres mouvements Shivaïstes ont influencé les tantras bouddhistes, mais cette influence était réciproque.[1] Une de ces influences était celle de la pratique de la simulation de folie temporaire (S. mattavrata ou encore unmattavrata T. smyon pa’i spyod pa ), de possession, de théopathie, qui était celle du secte shivaïte des Pāśupata, plus particulièrement la branche de Lākula. On retrouve le terme "unmattavrata" dans le Guhyasiddhi de Padmavajra, une texte classé dans les Sept Démonstrations (T. sgrub pa sde bdun S. Saptasiddhi-saṅgraha) et intégré dans "Grande collection de la Mahāmudrā" (phyag chen rgya gzhung). La pratique des Pāśupata se passa en cinq phases :

Pendant la première phase, la phase avec distinction (S. vyaktāvasthā), ils résidaient dans des temples et suivaient les règles. Pendant la deuxième phase, la phase sans distinction (S. avyaktāvasthā), ils se comportaient de façon insensé en publique afin de s’attirer de l’opprobre. Pendant la troisième phase, ils demeuraient dans une grotte vide. Pendant la quatrième dans un cimetière et pendant la cinquième phase ils étaient censés demeurer en Rudra (Ṥiva)[2].

Dans la deuxième phase, où l’on doit s’attirer l’opprobre, les Pāśupatasūtra (III.ii) prescrivent d’agir « comme un fantôme » (pretavac caret). Les preta correspondent traditionnellement aux mânes des défunts, mais dans ce cas, l’injonction d’agir comme un preta est une invitation à un renoncement complet à notre identité sociale, notre personnalité.

Les yogis shivaïtes ont un rituel que Bharati appele « un sacrifice de détachement » (S. virajāhoma[3]), pendant lequel le renonçant célèbre sa propre mort.[4]
Les Pāśupata adorent shiva comme Pāśupati. Les cendres qui recouvrent tout leur corps jouent un rôle important dans ces rites.

A ce propos, dans le dernier caryāpada/caryāgīti, n° 50, attribué à Śavara, celui-ci écrit :
« Quatre bâtons de bambou sont attachés ensemble ;
Śavara y est posé et immolé.
Les chacals et vautours pleurent
Il est mort intoxiqué par l’existence.
Le sacrifice est offert dans les dix directions.
Śavara a atteint le Nirvāṇa, Śavara n’est plus. »[5]
Ce qui reste de « Śavara » n’est plus que son fantôme (S. preta). « Un fantôme marchant sur le chemin du Milieu » comme chante Kṛṣṇācārya[6], entre « l’être et le néant ». Cela semble être l'état ultime de théopathie, où il n'y a même plus d'effort d'identification.


Une autre façon de pratiquer l'observance de folie, est qu'après la mort symbolique, le yogi assume une identité (S. caryā), celle du dieu, Śiva ou Heruka. Le Hevajra Tantra (I.6) explique comment procéder. Le yogi se pare des attributs du dieu, rode dans des endroits fréquentés par le dieu, s'accouple avec une fille vajra, ou autrement consacrée, se laisse aller à des chants et des danses spontanées, mange et boit comme le dieu, bref toutes ses activités, commandées par les pulsions et les situations, sont celles du dieu. Il erre comme un lion, [et reste intrépide] même s'il se trouvait en face d'Indra.[7] "Il boit toujours la compassion pour le bien des êtres car le yogi dédié à boire le yoga, n'est enivré par aucun autre boisson".[8]
Un tel yogi doté d'un grand merci (S. mahākṛpaḥ), précise le Hevajra Tantra, est uni avec la nature intrinsèque de toute chose et erre dans le monde, libre de toutes les conventions sociales, vœux religieux et inhibitions.[9] Tout comme les avadhūta, il renonce aux sacrifices du feu (S. homa) et à toutes les obligations religieuses, y compris les vœux (S. samaya) de l'essence cachée (S. saṃvara).

***
Illustration : Seigneur Lākuliśa, Brahmeshwara Temple, Kayavarohana, Gujarat, India

[1] Indian Esoteric Buddhism, Ronald M. Davidson, p. 218
[2] Indian Esoteric Buddhism, Ronald M. Davidson, p. 219
[3] Virajahoma: oblation au feu, symbolisant la traversée du fleuve de la mort . Voir aussi Paramahamsa-Parivrajaka Upanishad “Une personne en bonne santé (qui désire renoncer au monde) conformément (aux quatre stades de la vie), exécutera la cérémonie shraddha sur lui-même ainsi que le rituel du feu afin de se débarasser des passions (Viraja-homa).”
[4] Davidson, p. 221 ; Bharati 1970, p. 153-
[5] Per Kvarene, An Anthology of Buddhist Tantric Songs, p. 262
[6] Chant 4, vers 9
[7] The Concealed Essence of the Hevajra Tantra, G.W. Farrow et I.Menon p. 69
[8] Conclusion du capitre sur la caryā.
[9] The Concealed Essence of the Hevajra Tantra, G.W. Farrow et I.Menon p. 68

Tibétain Wylie

phyogs bzhi rnams su smyug ma'i rib mas legs par bskor nas byin/
sa ba ri yis de byas bya dang lce spyan rnams ni ngu*/
khyod kyis bsad byas phyogs bcur gtor ma dkar po gtong ba ltos/
sa bari ni mya ngan 'das gyur srid rtsa thams cad zhig/

mercredi 10 novembre 2010

Sur la transformation des rancunes et sur le baiser



J'ai posté la traduction des Instructions pour transformer les rancunes selon une méthode du Mahāyāna (T. theg pa chen po'i lugs kyi 'khon sbyong) pour donner un exemple d'une méditation créatrice (T. bsgom S. bhāvanā) et le rôle des éléments tantriques qu'elle utilise.

L'objectif de cet exercice spirituel (T. blo sbyong) est d'apaiser le sentiment de rancune qu'on éprouve envers une personne réelle spécifique. Il y a plusieurs angles d'attaque possible, mais dans l'exercice spirituel en question on passera par une approche dualiste avec un tiers divin et symbolique pour aboutir à une compréhension d'égalité foncière (S. samatā) qui est non-dualiste.

L'objet de la rancune est une personne, mais le sentiment de rancune, sans se soucier de son bien-fondé ou non, est un facteur mental (T. sems byung S. caitta), une production du mental et donc une manifestation de la conscience pure, qui n'est pas reconnue en tant que telle.

Afin de conduire le pratiquant à cette compréhension, il passe dans cette méthode par une méditation créatrice utilisant sa divinité tutélaire (T. yi dam S. iṣṭa-devatā). Ainsi, il travaillera simultanément à un niveau intellectuel et affectif. En faisant appel à la divinité, la situation est sortie du monde ordinaire et placée dans un monde autre, sacré. Le pratiquant est rappelé à son engagement spirituel (S. bodhicitta) et commence par développer une attitude de bienveillance et d'altruisme. Ensuite, il imagine que l'être envers qui il ressent de la rancune dans l'espace vide de son cœur. Il s'agit dans ce cas du cœur spirituel, non pas de l'organe.

L'originalité de cet exercice est que l'on imagine ensuite que soi-même, étant en réalité la divinité tutélaire mais sous son propre aspect physique ordinaire, on est assis à califourchon sur les genoux de cet être, face à face, front contre front, bouche contre bouche et cœur contre cœur. Une plus grande intimité est guère possible. La dualité ne tient plus qu'à un fil… Les points de contact représentent le corps (front), la parole (bouche) et l'esprit (coeur).

Rien de sexuel n'est impliqué, rien de sexuel n'est exclu non plus, bien que la position des deux êtres ressemble fortement à celle d'une divinité en union avec sa parèdre. Le début de l'exercice spécifie que l'être en question peut être humain ou non-humain, un homme ou une femme. Les bouches qui se rejoignent en ce qui ressemble à un baiser, n'est pas nécessairement une expression sexuelle non plus.

Voici ce qu'écrit St François de Sales au sujet du baiser :
"Le baiser, de tout temps, comme par instinct naturel, a été employé pour représenter l'amour parfait, c'est-à-dire l'union des cœurs, et non sans cause. Nous faisons sortir et paraître nos passions et les mouvements que nos âmes ont en commun avec les animaux en nos yeus, nos sourcils, au front et dans tout le reste du visage. On connaît l'homme au visage, dit l'Ecriture (Eccl. 19,29).

En cette sorte, on applique une bouche à l'autre quand on s'embrasse, pour témoigner qu'on voudrait verser les âmes l'une dedans l'autre réciproquement, pour les unir d'une union parfaite ; et pour cela en tout temps et entre les hommes les plus saints du monde, le baiser a été signe d'amour et de dilection, aussi fut-il employé universellement entre tous les premiers chrétiens, comme le grand saint Paul témoigne quand il dit aux Romains et aux Corinthiens : Saluez-vous mutuellement les uns les autres par le saint baiser (Rm 16,16 ; voir aussi Co 13, 12)."[1]
Bien que visualisé sous notre aspect ordinaire, on est rappelé au fait qu'en réalité notre identité est celle de la divinité tutélaire. La moitié du travail est déjà faite. Au sommet de la tête de notre corps physique on imagine l'être destructible (Vajrasattva), dont procède la divinité tutélaire. L'être destructible, blanc comme une page blanche, est l'union de la vacuité (cloche) et du manifesté (vajra), luminosité vide. Cette luminosité vide rayonne sans cesse. Si son rayonnement n'est pas reconnu comme tel, il sera perçu comme autre et une saisie dualiste s'ensuit.

Dans la méditation créatrice, le rayonnement est imaginé comme un nectar immatériel, fait de lumière blanche, qui remplie notre corps et les formes imaginées dans notre cœur spirituel. Tout devient nectar, tout devient rayonnement et donc la luminosité vide de l'être indestructible.

Au sortir de cette méditation créatrice, et en retournant dans le monde ordinaire, on imagine en souvenir de notre expérience, que l'être envers qui nous ressentions de la rancune est désormais comme quelqu'un de plus intime, un parent, un frère, une sœur etc.

Les éléments tantriques dans cette méditation créatrice sont des expédients (S. upāya), des moyens auxiliaires. Ils ne sont pas indispensables, mais ils ont pour avantage d'impliquer l'imagination et l'affectivité.

***

[1] Traité de l'amour de Dieu, Médiaspaul p.19, 20

lundi 8 novembre 2010

Méditation tantrique avec un partenaire inattendu...




Transformer les rancunes selon une méthode du Mahāyāna

Hommage aux bodhisattva

Sans faire de distinction entre humains et non-humains, s'il y a des êtres envers qui vous ressentez de la rancune ou par rapport à qui vous êtes réticent de développer la pensée de l'éveil et que cela vous empêche en effet de développer la pensée de l'éveil, voici les instructions pour transformer cette rancune.

Vous vous asseyez sur un siège confortable dans une position qui vous est confortable.Vous développez de l'empathie et une motivation altruiste avec énergie. Vous imaginez ensuite que l'être envers qui vous ressentez de la rancune se trouve dans l'espace vide de votre cœur [spirituel]. Puis, [vous imaginez] dans le giron de cet être votre divinité tutélaire (T. yidam) sous votre propre aspect. Vos cœurs, vos bouches et vos fronts se touchent. [Vos corps sont] enlacés.

La syllabe āḥ au sommet de votre tête devient un disque lunaire sur lequel est assis l'Être indestructible (Vajrasattva). Son corps est de couleur blanche, il a un visage et deux bras. La main droite tient un vajra au niveau du coeur ; la main gauche appuie une cloche contre le corps. Il est paré de tous les ornements. Il est assis dans la posture du bodhisattva, son gros orteil [droite] touchant votre orifice de Brahma.

La syllabe āḥ au niveau du coeur de [Vajrasattva] devient un disque lunaire sur lequel se tient [debout] un vajra blanc marqué de la syllabe hūṃ. En récitant le mantra de cent syllabes de Vajrasattva[1], qui est l'essence de tous les buddha et bodhisattva, de Son coeur s'écoule la bodhicitta, qui est en essence amour et souci d'autrui. [La bodhicitta] prend l'aspect du nectar sans-mort (amṛta) qui ressemble à du lait. Elle s'écoule de la syllabe hūṃ [qui marque le vajra], et par le gros orteil du pied [de Vajrasattva].

Elle pénètre ensuite [votre corps] par l'orifice de Brahma et remplie les formes imaginées (S. rūpa) au niveau de votre cœur [spirituel]. Vous imaginez alors que toute rancune, négativité, malveillance, hostilité et envie [accumulées] depuis des existences sans commencement soit éliminée et que l'être [envers qui vous aviez de la rancune] soit devenu comme un parent, un frère etc.

Pour conclure l'exercice, on imagine que Vajrasattva, assis au sommet de notre tête, s'efface de haut en bas et qu'en se dissolvant [la différence entre] soi-même et les autres devienne l'égalité foncière (S. samatā) semblable à l'espace.

Ici se termine l'instruction ultime des exercices spirituels du Mahāyāna.

***
Illustration : Vajrasattva en position de bodhisattva, jambe gauche repliée, jambe droite placée devant

Sources :
Traduction anglaise de cet exercice dans "Mind training, the Great Collection" p.205
Tibétain : fichier PDF blo sbyong brgya rtsa p. 118


[1] oṃ vajrasattva samayam anupālaya vajrasattvatvenopatiṣṭha dṛḍho me bhava sutoṣyo me bhava supoṣyo me bhava anurakto me bhava sarva siddhiṃ me prayaccha sarvakarmasu ca me cittaṃ śreyaḥ kuru hūṃ ha ha ha ha hoḥ bhagavan sarvatathāgatavajra mā me muñca vajrī bhava mahāsamayasattva āḥ
Explication et diverses versions en anglais



Texte tibétain Wylie

@##//theg pa chen po'i lugs kyi 'khon sbyong lags so// @##//byang chub sems dpa' rnams la phyag 'tshal lo//mi dang mi ma yin pa'i sems can gyi bye brag gang yang rung ba dang*/sha 'khon du gyur nas de la byang chub kyi sems sbyong snying mi 'dod na byang chub kyi sems su mi 'gyur bas 'khon sbyangs pa'i man ngag ni/rang stan bde ba la spyod lam gang bder 'dug ste/byams snying rje drag pos bskul la/rang gi snying khong stong du sha 'khon can de yod par bsams la/de'i pang na rang gi yi dam gyi lus rang kho na 'dra ba gcig dang*/snying dang*/ kha dang*/dpral ba/lag pa 'khyud par bsams la/rang gi spyi bor a las zla ba'i dkyil 'khor gyi steng du rdo rje sems dpa' sku mdog dkar po zhal gcig phyag gnyis pa/g.yas rdo rje thugs kar 'dzin pa/g.yon pa dril bu dkur bsten pa/rgyan thams cad kyis brgyan pa/sems dpa'i skyil krung gis bzhugs pa'i zhabs kyi mthe bong bdag gi tshangs bug na reg par bsam/de'i thugs kar a las zla ba'i dkyil 'khor gyi steng du rdo rje dkar po hUM gis mtshan pa gcig bsams la/yi ge brgya pa bzlas pas sangs rgyas dang byang chub sems dpa' thams cad kyi thugs rdo rje sems dpa'/de'i thugs byang chub kyi sems byams snying rje'i ngo bo ste/rnam pa bdud rtsi'i rnam pa 'o ma lta bu rdo rje dang hUM las babs nas zhabs kyi mtho bong nas 'dzag/bdag gi tshangs bug nas zhugs nas snying kha'i gzugs la thim pas/tshe thog ma med pa nas kyi sha 'khon dang*/gdon dang gnod sems dang*/'gran sems phrag dog thams cad dag nas pha ma spun zla lta bur skyes par bsam/ 'jog tsa na rdo rje sems dpa' spyi bo na mar thim pas/rang gzhan thams cad nam mkha' lta bu mnyam pa nyid du bsgom mo//theg pa chen po'i blo sbyong gi man ngag dam pa'o////

Sur le rôle du Guru



On lit dans Le plus beau fleuron de la discrimination (Viveka-cūḍā-maṇi) de Śaṅkara :
"576. Le disciple a écouté en silence les suprêmes instructions de son guru et, mû par un sentiment de vénération, Il se prosterne à Ses pieds ; puis, avec sa permission, il poursuit sa route, émancipé de toute sujétion.
577. Et le guru dont le mental a plongé dans l'océan de l'existence et de la Félicité absolues, part, Lui aussi, à l'aventure, en une direction opposée. Il va par le monde comme une torche purificatrice, car toute notion de différence est bannie de Son cœur."[1]
Advayavajra fait une distinction entre le guide médiat, ou directeur spirituel, et le Guide immédiat ou Guide authentique (sadguru chez Advayavajra), qu'il appelle ailleurs "nātha", le divin, la force, ou l'intelligence vitale qui habite le corps. Dans le système d'Advayavajra, la seule fonction du guide médiat semble être de mettre en contact le disciple avec le Guide immédiat à travers une Introduction (tib. ngo sprod). Le disciple entre dans la méditation et le guide médiat l'accompagne à l'aide de paroles et des gestes symboliques vers le Guide immédiat. Une fois cette connexion établie, le disciple a accès à la méditation naturelle et continue. Le Guide immédiat donnera ses instructions à travers tous les aspects de la vie (voir aussi les 35 métaphores dans le commentaire des Distiques, Dege Tg. n° 3120).

On trouve une triple division du rôle du guide (guru) dans les "Distiques des 84 siddha et leur glose" (tib. grub thob bgryad cu rsta bzhi'i do hā 'grel bcas)[2] : guide médiat (tib. brgyud pa'i bla ma), guide verbal (tib. bka'i bla ma) et guide immédiat (tib. ngos kyi bla ma).

On trouvera même une quadruple division dans le texte "Pointer vers le dharmakāya" du Neuvième Karmapa Wangchuk Dorje (1556-1603). 1. Le guru en chair et en os qui transmet les instructions 2. Le guru-sugata que sont les enseignements 3. Le guru qu’est la réalité ultime 4. Le guru symbolique que sont les apparences.[3]

Chez Advayavajra, qui n'utilisait que deux types de guides, le premier semble recouvrir les deux premiers du neuvième Karmapa et le deuxième les deux derniers. Cette hypothèse peut être justifiée dans un chant d'Avadhūtipa, Les six facteurs de la méditation[4]

Il existe un recueil d'exercices spirituels de la lignée Kadampa, intitulé blo sbyong brgya rtsa [5], compilé au XVème siècle dans lequel on trouve le texte d'un guru-yoga, qui est dit remonter à Atiśa et à Maitreya. Il y est expliqué non pas qu'il y a deux types de guides, mais qu'il y a deux façons de suivre un guide : par des méthodes discursives ou par la voie de l'amour (sct. bhakti).
" 1. On peut le suivre à travers le sens [de ses instructions]. Il convient alors de mettre en pratique les instructions du directeur, physiquement, verbalement et mentalement (tib. sgo gsum).
2. On peut le suivre à travers un symbole secret. Pour cela, on médite le directeur/Guide dans son cœur ou au sommet de sa tête et on le prie avec confiance et respect (tib. mos gus)."
Kyergangpa (dbon ston skyer sgang pa chos kyi seng ge 1143-1216), un détenteur de la lignée Shangpa a écrit un chant intitulé "Introduction à la pensée-en-soi (svacitta) comme Guide"[6]
" Vous, les maîtres, vous révélez son mode d'être (tib. yin lugs)
Mais le maître qui surgit comme la réalité (tib. gnas lugs shar ba) est à l'intérieur de nous-mêmes."
L'actuel Dalai-lama semble suivre une approche similaire :
En ce qui concerne le gourou-yoga, il faut cependant distinguer entre le gourou définitif et le gourou qui interprète. Le premier est la claire lumière, le plus subtil de l’esprit du yogi."[7]
Il existe cependant aussi une approche plus récente, dans laquelle le guide médiat/directeur semble occuper toute la place et remplir tous les rôles à la fois, y compris celle du "Guide intérieur". Je dis "semble" car les différents aspects du Guru sont en réalité inséparables et au niveau de la pensée-en soi, toute différenciation est logiquement abolie. Cette approche me paraît problématique en ce que la position dominante du guide médiat pourrait empêcher la manifestation du Guide immédiat. Relire dans ce contexte le premier chapitre des Chants de Milarepa. Le Guide immédiat correspond au corps réel (sct. dharmakāya). Le guide médiat, étant comme le Buddha en personne(s), représente les trois corps, les deux corps formels procédant naturellement du corps réel. Il n'y a donc pas à réintégrer les deux corps formels d'un guide extérieur, autrement que par la reconnaissance de ceux-ci comme n'étant autre que le corps réel. L'union entre maître et disciple se déployant au niveau de celui-ci.

Plusieurs lama tibétains (Dzongsar Khyentsé R., Dzogchen Ponlop R., Shamar R (un peu avant 3:00)) ont exprimé publiquement leur souci au sujet d'une possible déviation en occident quant au rôle attribué au lama, qui, puisqu'il reste trop extérieur, pourrait être pris pour de l'idolâtrie.

Il me semble alors qu'il convient de souligner davantage l'importance du Guide intérieur et d'éviter les approches qui pourraient prêter à confusion. Quand on lit par exemple l'explication des quatre types de lama par le 4ème Tsikey Chokling, Mingyur Dewey Dorje Trinley Kunkyab, les quatre types pourraient être pris comme proprement représentés par le lama extérieur, y compris le lama "intérieur", "secret" et "ultime".
"En ce qui concerne le guru-yoga, il y a quatre type de maîtres : extérieur, intérieur, secret et ultime. Le maître extérieur est celui qui nous donne les instructions de pratique générale comme celles des quatre pratiques préliminaires. Le maître intérieur est celui qui confère les consécrations du Vajrayāna, qui enseigne le sens des tantra et qui explique comment intégrer les instructions tantriques dans la vie quotidienne. [Le maître secret n'est pas expliqué]. Le maître ultime est celui qui nous donne les instructions de l'Introduction (T. ngo sprod), qui nous place face à face avec l'état vierge de la pensée non-duelle, de façon à ce que nous en faisons l'expérience directe. Ainsi, le guru éveille le Buddha en notre cœur."
Dans cette explication, il ne semble y avoir qu'un seul maître, qu'on ne peut qualifier que d'extérieur même s'il change de casquette entre ses différents rôles, et dont le type varie en fonction du type d'instructions qu'il donne : générales, tantriques, secrètes ou de type "Introduction" (T. ngo sprod).

Dans l'approche d'Advayavajra, il n'y a pas de différences de niveau entre les instructions que donne le guide médiat. Toutes ces instructions sont des paroles ou des gestes symboliques, ou des expédients (S. upāya) qui ont pour but d'éveiller "le Buddha en notre cœur". Ce Buddha n'est autre que le "Guide immédiat", "le Seigneur", voire ce "Cœur" même.

MàJ vidéo avec une explication par Chokyi Nyima Rinpoché

***

[1] Le plus beau fleuron de la discrimination, traduit de l'anglais par Marcel Sauton, Maisonneuve, p. 147
[2]Auteur : Abhayasri, traducteur : smon grub shes rab fin 11ème / 12ème siècle
[3] Chos sku mdzub p. 85 1. gang zag brgyud pa’i bla ma, 2. bde gshegs bka’i blama, 3. don dam chos nyid kyi bla ma 4. snang ba brda’i bla ma
[4] "A part mon maître, j'ai trouvé ces [six] autres [maîtres]". bsam gtan gyi chos drug rnam par gzhag pa TG. 3926
[5] Mind Training, the Great Collection, traduit en anglais par Thubten Jinpa, p. 199
[6] Rang sems bla mar ngo sprod pa'i rdo rje'i mgur. Traduction française disponible dans Les chants de l'immortalité, éditions Claire Lumière, p. 113
[7] Le monde du bouddhisme tibétain p. 151

vendredi 5 novembre 2010

Une transmission inconcevable


Nyoshul khenpo
Nyöshul Lungtok Tenpai Nyima (smyo shul lung rtogs bstan pa'i nyi ma 1829-1901) était le disciple principal de Patrul Rinpoché (dpal sprul rin po che 1808–1887). Pendant 25 ans, il reçut de lui des instructions sur le vécu (T. myong khrid) de son maître. Patrul Rinpoche avait pour l'habitude de séjourner dans la nature en compagnie de quelques disciples et Nyöshul Lungtok passait le plus gros de son temps avec lui.

Un jour lorsqu'ils méditaient dans les montagnes Patrul Rinpoche demanda son disciple s'il avait compris la nature de son esprit. Nyöshul Lungtok répondit qu'il ne l'avait pas perçue clairement. Ils continuaient la pratique. Un soir, lorsqu'ils préparaient à manger, il lui demanda de nouveau et Nyöshul Lungtok lui répondit encore par la négative.

Nyöshul Lungtok avait eu un rêve récurrent dans lequel il voyait une boule de fil noir grande comme une montagne que Patrul Rinpoche démêla par la suite pour faire apparaître une statue d'or de Vajrasattva (l'être indestructible). Faisant allusion à ce rêve, Patrul Rinpoche lui dit "Faisons cela maintenant".

C'était la nuit. Ils pratiquaient le yoga de l'espace (nam mkha'i rnal 'byor), couchés sur le dos, regardant vers le ciel étoilé. D'un endroit très éloigné dans la valléee, ils entendirent les chiens aboyer au monastère de Dzogchen. Patrul Rinpoché demanda alors "entends-tu l'aboiement des chiens ? Son disciple dit oui. Patrul Rinpoche demanda ensuite "vois-tu les étoiles dans le ciel ?" Et Nyöshul Lungtok dit qu'il les voyait.

Nyöshul Lungtok se dit alors "oui, je peux entendre les chiens, c'est la conscience auditive et je peux voir les étoiles, c'est la conscience visuelle. Tout est conscience !" Et au même moment, il réalisa que tout est intérieur et non extérieur. L'expérience immédiate (T. rig pa), la conscience éveillée primordiale est intérieure. Tout est un déploiement de l'expérience immédiate, de la conscience éveillée intrinsèque.

Le nœud de la saisie dualiste se dénouant à l'instant, il réalisa la nature de l'esprit. Les doutes étant éliminées, il percevait la conscience nue, la vacuité telle quelle. Cette réalisation était provoquée par sa pratique de la méditation en combinaison avec la grâce qui pouvait se manifester par sa confiance totale en le maître.

Les questions posées par Patrul Rinpoché n'étaient qu'un support pour permettre la grâce d'opérer. Il ne s'agissait pas d'une analyse intellectuelle de ce qu'entendait et ce que voyait le disciple. Ni d'une instruction. C'était une méthode inconcevable, à la fois intime et directe pour faire opérer la grâce.

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Photo : Nyoshul Khenpo Jamyang Dorje (smyo shul mkhan po 'jam dbyangs rdo rje 1932-1999)

Texte : extrait (avec quelque libertés dans la traduction) de Natural Great Perfection: Spontaneous Songs and Dzogchen Teachings par Nyoshul Khenpo Rinpoche et Surya Das (copyright 1995, Snow Lion Publications).

mercredi 3 novembre 2010

Traduction : L'Introduction de Gomchung


L'introduction telle qu'enseignée par Gomchung

Hommage aux guides

Les instructions orales de Gomchung (slob dpon sgom chung shes rab byang chub 1127-1171).

"Voici comment on cultive l'introduction à la Mahāmudrā.

La pensée-en-soi (S. cittatva) est le corps réel (sct. dharmakāya) naturel (sct. sahaja). Les apparences (sct. abhāsa) sont la lumière du corps réel naturel. L'accès à cette essence des actes de conscience et des expériences est l'éveil (S. buddha). Ne pas y accéder, c'est l'Errance (S. saṃsāra).

En parlant globalement, [la Mahāmudrā] est le fond de tous les phénomènes (sct. dharmā). Comment fait-on pour la cultiver ? Ne pas évaluer (tib. bcad) les traces du passé. Ne pas anticiper le futur. Laisser la perception du présent évoluer entièrement (tib. tsen gyis) à son gré (tib. rang ga) de façon authentique (tib. rnal mar).

Que faut-il comprendre par "ne pas évaluer les traces du passé" ? Ne pas entretenir les constructions intellectuelles et mentales relatives au passé.
Que faut-il comprendre par "ne pas anticiper le futur" ? Ne pas anticiper les constructions intellectuelles et mentales relatives au futur.
Que faut-il comprendre par "laisser la perception du présent évoluer entièrement et authentiquement à son gré" ? Cela veut dire qu'il ne faut s'appuyer sur rien dans le moment présent.

Si la conscience n'intervient pas, [les constructions intellectuelles et mentales] sont sa [simple] luminosité (sct. prakāśa). Si l'eau n'est pas remuée, on la dit "limpide" [La conscience] est laissée entièrement à son gré, sans intervenir. Si elle est laissée ainsi, sa luminosité est sans construction mentale et très limpide l'instant d'un claquement de doigts. [Cette conscience pure] arrive comme quand on trait une vache etc. Quand elle dure, on ne voit pas cela comme une qualité et quand elle ne se manifeste que brièvement, on ne voit pas cela comme un défaut. C'est ainsi qu'on la cultive.

Ensuite, lorsqu'une construction mentale se produit,on la laisse se défaire. La pensée-en-soi qui est pris dans ce nœud [est alors libérée].

"Si les liens se relâchent , vous serez libre à coup sûr"[1].

C'est à cause de cela qu'on parle de "laisser se défaire"

Si on médite ainsi en laissant [les noeuds] se défaire, les moments de luminosité sans construction mentale seront de plus en plus longs. Pourquoi ? Parce-qu'on s'approche complètement (tib. phril gyis=hril gyis) de sa propre essence. C'est aussi ce que l'on appelle "l'absorption (sct. samādhi) semblable au cours d'un fleuve".

Quand on accède à la Mahāmudrā, les définitions peuvent être différentes, mais le sens se rejoint. [La Mahāmudrā] n'est pas autre : cultivez-la par le dénouement/relâchement."

Extrait des Introductions au Coeur, la collection des trésors de la réalité ultime (T. snying po'i ngo sprod don dam gter mdzod)

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La version bilingue de l'Introduction de Gomchung peut être téléchargée ici.

Illustration : nid de serpents
"Dès qu'on met le pied dans un noeud de serpents au repos, il se dénoue de lui-meme".
- Advayavajra, Commentaire sur les distiques de Saraha



[1] "Les instructions de) la Mahāmudrā données au bord du Gange. Transmission de Tillipa à Nāropa." (phyag chen gang ga ma)

2. Dans le ciel qu’est ce qui soutient quoi ?
De même, la Mahāmudrā n'a pas de support
Détendez-vous dans l'être pur (nija) sans intervenir
Si les liens se dénouent , vous serez libre à coup sûr

/dper na nam mkha' gang gis gang la brten/
/de bzhin phyag rgya che la brten yul med/
/ma bcos gnyug ma'i ngang du glod la zhog
/bcings pa glod na grol bar the tshom med/

Tibétain wylie

//dwags po sgom chung gis gsungs pa'i ngo sprod lags so//bla ma rnams la phyag 'tshal lo//rin po che sgom chung gi zhal nas/'o na phyag rgya chen po ngo sprod sgom pa 'di tsug yin pas/sems nyid lhan cig skyes pa chos kyi sku dang*/snang ba lhan cig skyes pa chos sku'i 'od/sems rig pa'i ngo bo 'di rtogs na sangs rgyas/ma rtogs na 'khor ba yin/spyir chos thams cad kyi zab par gyur ba bya ba yin/de sgom na ci tsug sgom byas pas/'das pa'i rjes mi bcad/ma 'ongs pa'i sngun mi bsu/da ltar gyi shes pa rang ga rnal mar tsen gyis bzhag/de la 'das pa'i rjes mi bcad zer tsa na/'o skol gyi blo rnam rtog snga ma'i phyir mi 'brang ba yin/ma 'ongs pa'i sngun mi bsu zer tsa na/'o skol gyi blos rnam rtog phyi ma'i mdun mi bsu ba yin/da ltar gyi shes pa rang gar rnal mar tsen gyis bzhag zer tsa na/da ltar gang du yang mi dmigs pa la zer ba yin/sems ma bcos na gsal/chu ma rnyogs na dwangs bya ba yin pas/ma bcos pa'i ngang la rang gar tsen gyis zhog/de ltar bzhag pas/gsal la rtog pa med pa/sing (8na)nge ye re ba se gol gtogs pa tsam mam/ba 'jo ba tsam la sogs pa 'ong*/de yun ring ba la yon tan du mi lta/thung ba la skyon du mi lta ba sgom/de'i rjes la rnam rtog gcig 'ong*/de la glod nas 'jog/'jur bus bcings pa'i sems nyid de//glod na grol bar the tshom med//bya ba yin pas glod pa yin/de ltar glod cing bsgoms pas/gsal la rtog pa med pa de yun je ring je ring la/ci zhig tsa na/rang gi ngo bo'i nang du phril gyis 'gro ba 'ong*/de ltar/chu bo rgyun gyi ting nge 'dzin bya ba de la zer ba yin no//phyag rgya chen po rtogs nas/tshig gnas dpyad yang don 'di la 'bab pa yin pas/de las med/glod la sgoms shig/

snying po'i ngo sprod don dam gter mdzod

Dyayulpa et le service du maître



Dromteunpa ('Brom ston pa rgyal ba'i 'byung gnas 1005–1064), le disciple tibétain principal d'Atiśa est à l'origine de trois lignées, à partir de ses trois propres disciples principaux, appelés "les trois frères".[1] Un des trois frères, Chengawa (spyan nga ba tshul khrims 'bar 1038-1103), était le maître de Dyayulpa (Bya yul pa gzhon nu 'od 1075-1138), un des maîtres de Gampopa. La pratique spécifique de Dyayulpa était le service au lama et il était très apprécié (T. mnyes pa) pour ses loyaux services à différents maîtres. Quand il était au service de Teuloungpa (stod lungs pa rin chen snying po 1032-), celui-ci l'offrait à Chengawa. Et c'est en servant Chengawa que Dyayulpa eut sa première expérience spirituelle importante.

Geu lotsawa mentionne que ses deux maîtres (spyan nga ba et stod lung pa) avaient une vue différente quant à la nécessité de méditer le maître comme un buddha, sans entrer dans les détails.[2] Dyajulpa est à l'origine d'une lignée de pratique spéciale appelée "spyan snga bka' brgyud" et qui avait été intégrée dans la lignée de Gampopa (dwags po bka' brgyud). Une hagiographie de Chengawa lui donne le titre "Seigneur des siddha Tsultrim Bar" (T. grub pa'i dbang phyug chen po tshul khrims 'bar), qui peut être une indication sur la spécificité de sa transmission. Gampopa lui-même est souvent associé à la pratique de la "Réintégration du Guide" (S. guruyoga T. bla ma'i rnal 'byor) et au cours des années, le service du maître extérieur, considéré comme un buddha, est devenu un élément essentiel dans la lignée Kagyupa.

L'hagiographie de Dyayulpa se trouve dans plusieurs compilations de la lignée Kadampa, ainsi que dans le chapitre consacré à la lignée Kadampa dans les Annales bleus. On y trouve plusieurs échanges avec Gampopa. Il existe des petites différences entre les deux versions.

Pour la traduction des anecdotes ci-dessous, je me suis servi de Hagiographies des maîtres de la lignée du Chemin graduel (T. lam rim bla ma brgyud pa'i rnam thar référence TBRC : W1CZ2730) et notamment de l'hagiographie de Dyayulpa (T. bshes gnyen tshul bzhin bsten mdzad gzhon nu 'od p. 282-283). D'autres parties ont été tirées des Annales bleus de Geu lotsawa. La partie qui concerne Dyayulpa et Gampopa se trouve dans la traduction de Roerich à la page 290 et dans la version tibétaine de Chengdu à la page 353.
Une fois à Dyayul (bya yul), Gampopa (lha rje snyi sgom) demanda [à Bya yul pa AB p. 291] "Ami spirituel, comment est née [la compréhension des] deux vérités en votre esprit ?" L'ami spirituel répondit : "La bodhicitta relative et la bodhicitta ultime sont nées toutes les deux dans mon être."

Gampopa demanda aussi : "Quand on a déconstruit (T. gzhigs) son principe conscient (S. cittatva), faut-il le laisser vide (T. stong par gtong) ? Quand on déconstruit les objets extérieurs, faut-il les laisser vides (T. stong par gtong) ?"
L'ami spirituel répondit : "Quand un bout de flèche est resté à l'intérieur [de la chair], en remplissant la plaie (T. rma kha) de graisse (T. tshil bu), on n'arrivera (T. mi phyin) à rien. De même on arrivera à rien par les faits mentaux (S. dharmā). Quand un voleur est parti dans la forêt, en suivant ses traces, on n'arrivera (T. mi phyin) à rien. De même on n'arrivera à rien par les faits mentaux[3]. Le principe conscient est laissé vide. Par cela même, les liens extérieurs se déferont tout seul. Tout est vacuité."
- Comment cette compréhension est apparue dans votre esprit ?
- Elle est apparue en premier quand je servais [mon maître] Chengawa.
[Partie qui figure uniquement dans les Annales bleus :]

- Faites vous une distinction entre l'intuition de la contemplation (T. mnyam bzhag ye shes S. samāhita-jñāna) et l'intuition dans l'action (Litt. rjes thob ye shes S. pṛṣṭha-labdha) ?
- Je ne fais pas de distinction entre l'intuition pendant la contemplation et dans l'action. Si j'en faisais une, comment pourrai-je faire mes diverses activités (T. spyod lam) et que seraient devenues mes disciples (T. 'khor 'di). ]


- L'agitation de vos disciples et la construction de temples etc. ne gênent-ils pas votre pratique ?
- Non
[Geu lotsawa AB 353]

Au début, son absorption (S. samādhi) était gênée par le son de la porte qui s'ouvrait et se fermait. Il avait alors mis son lit près de la porte pour méditer.

Plus tard, quand il faisait méditer ses disciples, il les faisait méditer en jouant de la musique. D'autres qui voyaient cela pensèrent qu'il le faisait uniquement parce qu'il aimait la musique.

…/…

Quand on lui demandait s'il prenait des notes (T. zin dris mdzad) quand il recevait des enseignements, il répondit : "On n'arrivera à rien (gar yang my phyin) en prenant des notes". Il faut comprendre tous les faits [mentaux] simultanément (T. dus gcig la lam shes dgos)."[4]
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[1] Geshe Potowa (Potowa Rinchen Sal), Geshe Chenngawa (Chengawa Tsultrim Bar) and Geshe Phuchungwa (Phuchungwa Shönu Gyaltsen).
[2] AB p. 287 DN p. 350 sangs rgyas kyi 'du shes sgom dgos mi dgos kyi khyad byung gsung*/
[3] AB rkun ma nags ri la song ba la rjes grwa sar spyod pa'i chos kyis gar yang mi phyin pas/
Quand un voleur s'est enfui dans les forêts des montagnes, on n'arrivera à rien en suivant les pas qui l'avaient conduit au monastère.
[4] AB p. 291 DN p. 354