lundi 4 octobre 2010

Réchungpa et la réhabilitation des dieux et démons





Gyadangpa (rgya ldang pa bde chen rdo rje) est l'auteur de l'hagiographie la plus ancienne (env. 1258-66) de Réchungpa (ras chung rdo rje grags pa 1083/4-1161), un disciple de Milarepa. Celle-ci raconte comment Réchungpa voyage avec un groupe de gens parmi lesquels figure le maître Nyingma Kyis ston qui avait un grand nombre de disciples laïques. Quand le groupe loge dans la vallée de Katmandu, peut-être à Thamel Vihara, le maître donne une série d'enseignements sur le Dzogchen, que Réchungpa suit. Réchungpa aperçoit à cette occasion une jeune femme newar, qui est initialement intéressée par les propos du lama, puis qui commence à s'ennuyer et ne l'écoute plus. Elle dit alors à Réchungpa que le Dzogchen est une pratique que l'on trouve uniquement parmi les yogis tibétains et que c'est une pratique erronée, car elle nie l'existence des dieux et des démons qui sont la source de tous les siddhis… ou alternativement de tous les ennuis.

Réchungpa demande alors à Bharima, car c'est son nom, quelle est sa propre pratique secrète. Elle est choquée qu'il ose même la lui demander et refuse de répondre. Réchungpa se tourne alors vers sa servante qui lui donne une indication en mimant Vajrayoginī. Ladite Bharima s'avérera plus tard être une disciple de Tipupa, un ancien élève de Nāropa, qui transmettra à Réchungpa le Cycle des neuf cycles de la ḍākinī incorporelle (T. lus med mkha' 'gro skor dgu S. ḍāka-niṣkāya-dharma). Il s'agit des instructions que Tilopa/Tillipa aurait reçu directement de Vajravarāhī. Il les aurait ensuite transmis à Nāropa, qui en aurait transmis quatre à Marpa et le cycle entier à Tipupa. C'est grâce à Réchungpa que le cycle a pu être (ré)intégré dans son intégralité dans la lignée Kagyupa. Voici les titres des neuf instructions.
1. Sur la préparation et la libération, Le nœud-sceau de la conscience (min sgrol sems kyi rgya mdud)
2. Sur le lien (S. samaya), Le miroir de la conscience (dam tshig rangs sems me long)
3. Sur l'observance, Le coup d'épée dans l'eau (spyod pa chu la ral gri)
4. Sur la substance de lien, Le soleil de la réalisation (dam rdzas rtogs pa'i nyi ma)

5. Sur l'expérience directe, La lampe de l'intuition (rig pa ye shes sgron me).
6. Sur les nāḍis et les vāyus, Les roues du réseau (rtsa lung dra mig ′khor lo).
7. Sur la saveur identique, Le miroir de l'extériorité (ro snyoms phyi′i me long).
8. Sur la libération naturelle, La Māhamudrā (rang grol phyag rgya chen po).
9. Sur la félicité universelle, Le joyau de la Parole (bde chen gsung gi rin chen).[1]

Petit détail. Le terme "lus med" (Anaṅgaranga) qui signifie "incorporel" est aussi un épithète de Kāma le dieu de l'amour en Inde.

Les Annales bleues (AB) de 'gos lotsāwa nous apprennent qu'après avoir reçu les instructions de la part de Gampopa, le 1er karmapa Dusum khyenpa (dus gsum mkhyen pa 1110-1193) se rend à Lo ro, résidence de Réchungpa, et reçoit de lui Les Six yogas de Nāropa, Les Sessions de pratique (T. thun 'jog[2]) et toutes les instructions de Nāropa et de Maitrīpa. Réchungpa lui transmet également toutes les instructions vitales (T. dmar khrid[3]) du Chemin des expédients et le 1er Karmapa reconnut (T. ngo 'phrod pa) la gnose connaturelle de la félicité vide (Roerich : S. sukha śūnya abhinna sahaja jñāna), "comme s'il se voyait dans une glace".

Il est évident que les instructions du "chemin des expédients" (S. upāya-marga S. thabs lam) que le premier Karmapa avait reçues de Gampopa étaient des instructions plutôt haṭhayoguiques (T. btsan thabs) de prāṇayāma qui produisent bien-être et chaleur (T. bde drod 'bar). Par la suite, le 1er Karmapa s'habillait d'un simple drap de coton et sa main était continuellement couverte de transpiration (T. lag pa rdul dang ma bral bar) par l'effet de la pratique. Selon les descriptions, il semble avoir pratiqué ce qui allait être connu sous le nom de la Féroce (S. caṇḍalī T. gtum mo), mais le nom de cette pratique n'est pas mentionnée, ni n'est-elle nommément associée à une divinité.[4] L'historien 'Gos ne précise pas non plus si le premier Karmapa avait spécifiquement reçu de Réchungpa les Instructions de la ḍākinī incorporelle.

La version officielle de la lignée de transmission des Neuf cycles de la ḍākinī incorporelle précise que Marpa avait reçu les quatre premières de la part de Nāropa, que Réchungpa est allé chercher le cycle complet et qu'il les avait offertes à Milarepa. La lignée qui descend de Réchungpa s'appelle "la Transmission orale de Réchungpa" (T. ras chung snyan brgyud). Milarepa aurait transmis ce cycle à Ngan rdzong ston pa, qui était son disciple de 1106 à 1123[5] et qui est à l'origine de la transmission de ce cycle sous le nom de "Transmission orale de Cakrasaṁvara" (T. bde mchog snyan brgyud).[6]

Dans les Annales bleues, il est exposé comment après avoir reçu les instructions du Chemin des expédients de Gampopa, le 1er Karmapa voyage et reçoit toute une série d'instructions, parmi lesquelles les Six yogas de Nāropa de Réchungpa, le cycle de Vajravarāhī de ston rgyal[7], Les Instructions sur le chemin et le fruit (T. lam 'bras) de gsheng pa rdo rje seng ge à Yar klungs phug mo che et de nombreux cycles de tantras de divers maîtres.

Après cet intermède, 'Gos reprend le fil. Le premier Karmapa s'installe dans une grotte et pratique la caṇḍalī (T. gtum mo) pendant 14 mois puis encore 6 mois. C'est au bout de cette pratique que Gampopa lui dit qu'il avait tranché les liens avec le monde.[8] A la même occasion, Gampopa lui donne l'Introduction au sens de la nature fondamentale, les instructions pour saisir la nature de l'esprit comme le joyau qui exauce (T. gnas lugs don gyi ngo sprod sems nyid yid bzhin nor bu ngos gzung ba'i gdams ngag[9]).

Ce qu'on retient de tout cela c'est que les instructions que Gampopa avait reçues de Milarepa étaient peut-être assez rudimentaires selon certains, mais très efficaces... Gampopa se considérait lui-même comme le dépositaire de deux traditions : Kadampa et Mahāmudrā.[10] Ce qu'il appelle "Mahāmudrā" est ce qu'il avait appris de Milarepa. Et ce qu'il avait appris, pratiqué et transmis se limite à une série d'Introductions (T. ngo sprod) et aux Instructions de la caṇḍalī (gtum mo), qu'il désignait par le "Chemin des expédients". La série des 6 yogas n'existait pas encore… Il pratiquait les cultes des divinités Vajravarāhī et Cakrasaṁvara (ce sera pour un autre billet), mais qui étaient moins ésotériques que ceux qu'allaient pratiquer ses disciples et que ceux-ci avaient d'ailleurs reçus par d'autres biais, comme nous pouvons le constater en lisant par exemple les carrières de Pamodrupa et du premier Karmapa.

Ce que nous pouvons retenir encore, c'est que, au plus tard à l'époque où écrivait rGya ldang-pa bDe chen rDo rje (moitié 13ème s.), l'idée circulait que le Dzogchen (et à travers lui c'est la Mahāmudrā "non-tantrique" qui était visée) était une pratique tibétaine erronée, "car elle nie l'existence des dieux et des démons qui sont la source de tous les siddhis".

***

[1] Les neuf titres sont donnés dans The Life of Marpa the Translator, éd. Shambala p. 176. Les informations sur les instructions reçues ou non reçues dans The biographies of Rechungpa: the evolution of a Tibetan hagiography de Peter Alan Roberts,Oxford Centre for Buddhist Studies. On trouve trois textes tibétains sur ce cycle dans la Collection des Instructions (T. gdams ngag mdzod) de Jamgon Kongtrul : rje btsun ras chung pa'i khyad chos lus med mkha' 'gro'i chos skor dgu'i gzhung man ngag dang bcas pa, 8: 165-173,
lus med mkha' 'gro'i chos skor dgu ti lli pa'i gdams pa, 8: 175-195, lus med mkha' 'gro'i bsnyan brgyud kyi man ngag gi khrid yig, 8: 197-201
[2] Il s'agit d'une instruction de Maitrīpa, que le mahasiddha gLing a mis par écrit. bsam gtan thun 'jog ni / mnga' bdag mai tri pas mdzad pa yin la / de'i sgrub thabs khrigs su bkod pa grub thob gling gis mdzad pa'o. Source : Bka' brgyud Dkar cha, The Collected Works (Gsung 'bum) of Rgyal dbang Kun dga' dpal 'byor, reproduced from the manuscript set preserved at Pha jo lding Monastery, Kunzang Tobgey, Thimphu 1977, in 2 vols. IASWR microfiche no. LMpj012,561. Vol. 2, pp. 1-20. This work must date to the year 1459. Another version of the text is available in the 1982 printing of the same author's Gsung 'bum.
[3] Teaching method in which the subject is explained using practical examples and diagrams. Dungkar in TJ 8 no. 4 (Winter 1993) 16. See BA 927. Used on analogy with a physician who cuts open a cadaver and points directly to the various internal organs. A kind of metaphorical 'dissection.' don de gsal rjen du khrid pa. Dagyab. gsal bar khrid zin pa'i don. Chödag. 27 98. Compare nag khrid.
[4] Blue Annals (AB) 476 Deb Ther sngon po (DT) 566
[5] Peter Allen Roberts, p. 63
[6] AB p. 437-438
[7] de spon phug, un disciple de Rong pa dgar dge ba AB p. 477
[8] Ab p. 477
[9] Il y a une coupure dans la traduction de Roerich p. 477, le texte tibétain (DT) p. 567 est complet.
[10] Colophon du lam mchog rin chen 'phreng ba de Gampopa.

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