samedi 12 juin 2010

Virupa et les "Adeptes des Instructions"


Dans les textes tibétains, on rencontre souvent les termes "mang ngag" (S. āmnāya) et "g.dams ngag" (S. upadeśa) qui ont un sens spécifique mais semblent être devenus interchangeables.

Le terme āmnāya est traduit comme "doctrine sacrée", "tradition", "enseignement traditionnel", "instructions profondes ou cruciales" et semble graviter autour de l'idée d'une assimilation continue et en profondeur et de celle d'une transmission.

Le terme upadeśa se décompose en "upa" qui veut dire "près", "auprès de" et "diś" qui signifie "montrer", "faire voir", "indiquer"…

En tibétain, dans la pratique "man ngag" se réfère plutôt à des instructions personalisées et "gdams ngag" à des instructions plus générales. Les man ngag sont plutôt transmises d'un individu à un autre, tandis que les gdams ngag sont des préceptes plus généraux. Mais quand des instructions personalisées sont reçues, peut-être notées et ensuite réproduites en instructions écrites, elles deviennent automatiquement des instructions générales et perdent leur caractère personnelle.

Dans l'article "Un nouveau document sur le bouddhisme de basse époque dans l'Inde[1]", Sylvain Levi publie et traduit le "manuscrit de Sham sher" où l'on trouve les termes instructions traditionnelles du non-engagement mental (S. amanasikārāmnāyaṁ (T. yid la mi byed pa'i man ngag) et lignée de transmission des instructions (S. āmnāyakrama T. man ngag gi rim pa) de Maitrīgupta. Le titre du commentaire sur le DKG de Saraha par Maitrīpa (Dohākośa-pañjikā) dans la version sanscrite retrouvée par H. Sastri est "Sahajāmnāya-pañjikā". Dans la traduction tibétaine du commentaire sur le Dohākośagīti de Saraha on trouve également (p. 273) le terme "brgyud pa'i man ngag" qui semble être une traduction plus précise de āmnāya. "Ce savoir est transmis d'oreille à oreille et de bouche à bouche à travers les instructions traditionnelles." (p. 296).

Il faut remarquer que le terme āmnāya, qui n'est d'ailleurs pas un terme d'origine bouddhiste, n'est pas exclusif aux instructions de Maitrīgupta et qu'il est également utilisé pour les instructions dans la tradition des siddha : siddhāmnāya. Les man ngag semblent être des transmissions d'instructions qui ne font pas forcément partie d'une consécration mais qui peuvent y être intégrées.




Dans la traduction tibétaine du Śrī-virūpa-pada-caturaśīti (PDF bilingue) (PKTG N° 3129), faite par Vairocanavajra, figure à trois reprises le terme "gdams ngag pa" au pluriel. Cela peut se traduire en français par les "adeptes ou les suiveurs des Instructions". A ma connaissance, il n'y a pas de version en langue indienne de ce texte. Au lieu de traduire par "gdams ngag pa", Vairocanavajra aurait aussi bien pu choisir "man ngag pa". Ce qui est important, c' est qu'en ajoutant la particule "pa" à "gdams ngag" le terme devient référentiel. Il ne s'agit pas de Suiveurs de n'importe quelle tradition d'instructions. Les instructions suivies sont suffisamment spécifiques pour désigner ceux qui les suivent par "Suiveurs des Instructions". Dans les vers de Virūpa, la méthode des "Suiveurs des Instructions" est opposée aux méthodes ésotériques. "Ne suis pas un petit maître (T. dman pa)" dit-il, "Ecoute les Suiveurs des Instructions".

On retrouve le terme "Suiveurs des Instructions" (T. man ngag pa) comme le nom de la plus mystique des trois transmissions de la lignée Kadampa qui remonte à Pu chung ba gZhon nu rgyal mtsan (1031-1105).[2] Elle est aussi appelée "gdams ngag pa". Les maîtres de Gampopa appartenaient pour la plupart à cette transmission. Voici une anecdote extraite de "l'Introduction au sens ultime des représentations[3]" qui témoigne d'une certaine tension entre les différents courants.
"Le guide (Gampopa) avait demandé à Géshé lcags ri ba si ces instructions pour valoriser (lam du 'khyer ba) [les représentations (vikalpa ] n'étaient pas en contradiction avec celles de l'école Kadampa. lCags ri ba lui avait répondu que lorsque Géshé gLang ri thang pa avait posé cette question à géshé Phu chung ba, ce dernier avait hésité et dit "oui, mais je ne peux pas le répéter."
Pour revenir au texte de Virūpa, en quoi consistent ces Instructions ? A donner accès à la nature lumineuse (T. gsal po'i gnas lugs), à laisser la conscience se déployer librement, à voir le Seigneur (S. nātha) tel quel, à faire pénétrer la saveur du "sans-syllabes[4]" (S. nirakṣara) dans le cœur, à se reconnaître comme l'authentique Seigneur suprême (S. parameśvara). Nous ne sommes vraiment pas très loin de l'objectif de la Reconnaissance du Seigneur (S. pratyabhijñā). Seulement, dans le cas de Virūpa, ce Seigneur n'a pas pour nom Śiva mais Avalokita (T. spyan ras gzigs).

Alors comment distinguer ces Instructions des autres instructions ésotériques, dont l'efficacité est mise en doute par Saraha, Maitrīgupta et ici par Virūpa ? Peut être en les qualifiant de mystiques.
Mysticisme : croyance à la possibilité d'une union directe et intime entre l'esprit humain et Dieu ou le principe transcendant de l'être, cette union étant considérée comme une expérience contemplative qui permet une connaissance qui dépasse la simple rationalité (T. blo las 'das pa) et s'apparente plutôt à une fusion amoureuse ou à une communion. (Dictionnaire de philosophie, Armand Colin.)
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Image : Avalokiteśvara (amoghapaśa lokeśvara). XIVème siècle, Malla dynasty, Early Malla period, Népal. Bois polychrome

[1] Source: Bulletin of the School of Oriental Studies, University of London, Vol. 6, No. 2, A Volume of Indian Studies Presented by His Friends and Pupils to Edward James Rapson, Professor of Sanskrit in the University of Cambridge, on His Seventieth Birthday, 12th May,
1931 (1931), pp. 417-429 Published by: Cambridge University Press on behalf of the School of Oriental and African Studies Stable URL: http://www.jstor.org/stable/607671
[2] Les autres deux étaient celle des suiveurs des textes canonique (T. gzhung pa ba) qui remonte à Po to ba et celle des suiveurs du chemin graduel (T. lam rim pa) de la bodhicitta qui remonte à sPyan snga ba.
[3] W23439-1749-eBook.pdf, page 203-204 Titre tibétain : rnam rtog don dam ngo sprod
[4] Dans le DKG de Saraha en apabhraṃśa : ṇirakkhara/nirakṣara. Akṣara [a-kṣara] a. m. n. f. akṣarā impérissable, inaltérable; éternel — n. son; phonème, syllabe | lettre, caractère | la syllabe sacrée om.

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