samedi 26 juin 2010

Shantipa et Kotalipa


Ratnākaraśānti (T. rin chen 'byung gnas zhi ba), aussi appelé Śāntipa par les tibétains, était l'abbé du centre monastique de Vikramaśila à l'époque de Nāropa, Maitrīgupta et Atiśa. Le centre de Vikramaśila se consacrait à cette époque à la réintégration et la propagation des nouveaux tantra[1]. Ratnākaraśānti, qui était un disciple de Nāropa, a écrit quatre commentaires sur le Hevajra-Tantra et a tenté de démontrer dans son Muktāvali (T. mu tig gi phreng ba) que la pratique des tantra n'était pas en contradiction avec les pratiques bouddhistes plus orthodoxes[2].



Ratnākaraśānti (T. rin chen 'byung gnas zhi ba)

Ratnākaraśānti explique qu'en ne pratiquant que la réintégration du Divin (S. deva-yoga) on n'arrivera pas à l'éveil complet. On peut arriver à l'éveil complet à travers la méditation sur la vacuité, sans pratiquer le deva-yoga, mais cela prendra de nombreux kalpa. En combinant les deux pratiques on est assuré d'une réussite rapide[3]. Il préconise la pratique conjointe des deux phases (S. krama), une axée sur la divinité et l'autre sur la nature de la divinité, qui n'étaient sans doute pas toujours pratiquées ensemble à son époque.

Ce qui est certain, c'était que l'époque était très riche en débats de tout genre. Selon les sources hagiographiques, Maitrīgupta aurait fait une carrière de moine à Vikramaśila et se serait finalement défroqué pour aller chercher les instructions sur la réalité intime (S. hṛdayārtha) auprès de Śavaripa.[4].

De retour à la Contrée du Milieu (S. Mādhyadeśa) après sa rencontre avec Śavaripa, Maitrīgupta aurait commencé à enseigner la non-remémoration (S. asmṛti) et le non-engagement mental (S. amanasikāra), ce qui, d’après les sources tibétaines, aurait provoqué le débat avec Ratnākaraśānti. Selon "l'historien" tibétain Tāranātha, il aurait vaincu Ratnākaraśānti dans un grand débat ce qui lui aurait procuré le titre Jina (le vainqueur). La vie d'Atiśa, lui-même disciple de Ratnākaraśānti, raconte que trois des textes du cycle Amaniśakāra composé par Maitrīgupta auraient été écrits pour réfuter Ratnākaraśānti.[5] Dans les vies des 84 mahāsiddhas, Śāntipa est décrit comme un intellectuel engagé dans une pratique discursive (T. gnyis su rtog pa'i ngang la gnas pa).[6]. Il semblerait donc que Ratnākaraśānti s’opposait initialement à la doctrine de la non-dualité, que Maitrīpāda, dont l’autre nom était Advayavajra (non-dualité indestructible), professait. Si l’on en croit la version de Pad ma dkar po, Advayavajra aurait défendu un point de vue Mādhyamika/Prajnāpāramitā contre la vue Vijñanavadin (S. nirākāravāda T. rnam rdzun pa) de son maître Ratnākarashanti[7]. Se basant sans doute sur le Muktāvali, David Jackson précise que Ratnākaraśānti défendendait l’importance des quatre moyens de connaissance légitime (S. pramāṇa) pour atteindre l’omniscience d’un bouddha et qu’il avertissait "contre les dangers d’une foi excessive".[8] Jackson rappelle que Śākya Paṇḍita évoquait les arguments de Ratnākaraśānti pour souligner l'importance d'une "approche critique" dans le Mahāyāna, autrement dit l'importance d'une approche discursive. Rappelons encore que le livre de Jackson reconstitue les polémiques autour de l'approche de Gampopa et ses disciples à qui on reprochait leur subitisme et quiétisme.

Or, Ratnākaraśānti sous le nom de Śāntipa fait partie des 84 mahāsiddha. Une histoire lui est consacrée dans les vies des 84 mahāsiddha et le Cœur de la réalisation (S. catura-siddhi-sambhedha-hṛdāya) comporte ses vers. Il aurait été invité pour enseigner les trois corbeilles (P. tipitaka) du Mahāyāna à Śrī Laṅkā où il s'était rendu en grande pompe. Il y serait resté pendant trois ans. Il aurait passé le restant de ses jours à Vikramaśila, où il aurait fini vieux et infirme. Son histoire se croise avec celle du mahāsiddha Koṭālipa, le laboureur et on y retrouve les éléments du débat entre Śāntipa et Maitrīgupta



Koṭālipa (T. tog tse pa)

C'est donc pendant son voyage de retour de Śrī Laṅkā, chargé de richesses et de gloire, que Śāntipa rencontre Koṭālipa en train de bêcher une montagne pour y aménager des champs. Il lui donne pour toute instructions les vers suivants :
En labourant de la sorte
Vous épuisez votre corps
Que vous vivez dans de mauvaises conditions
Est dû à vos six pratiques erronées [actuelles] :

Bêcher la terre est la générosité
La non-violence votre règle de vie
Les maux que vous supportez la patience
L'énergie dépensée à tout ceci l'énergie
L'objectif jamais perdu de vue la concentration
Savoir tout cela la lucidité
Voilà vos six pratiques erronées
Dont il faudra s'abstenir en les remplaçant par les six pratiques correctes[9] :

L'attention au Guide comme la générosité
Préserver son être (S. svatantra) comme règle de vie
La bonté de la pure conscience comme la patience
La cultiver est l'énergie
Ne pas s'en écarter la concentration
Connaître le principe existentiel (S. tattva) la lucidité (S. prajñā)
Voilà ce que vous devez cultiver en tous temps
Koṭālipa suit ses instructions et réalise la Mahāmudrā. Il fait alors le chant suivant :
Tous les plaisirs et peines viennent de la conscience (S. citta)
Creuse l'essence de la conscience avec les instructions du Guide
Un sage a beau creuser une montagne à différents étages (S. bhūmi)
Il ne trouvera pas la liberté transcendante du spontané

La simple perception (T. tha mal shes pa[10]) s'éveille au centre du coeur
Si les six perceptions psycho-sensorielles sont pures, le flot de la liberté est continue
Toutes les designations conventionelles (S. prajñapti) sont dépourvues de l'essentiel et sont cause de souffrance
Reste dans le spontané (S. nija), libre de culture et de non-culture
Ratnākaraśānti, qui préconise un parcours graduel, discursif, s'appuyant sur les moyens de connaissance valide (S. pramāṇa) et sur les deux phases du Hevajra-Tantra ressemble au sage, dont parle Koṭālipa qui "a beau creuser une montagne à différents étages, il ne trouvera pas la libérté transcendante du spontané".
Et en effet, quand on retourne vers l'histoire de Śāntipa, on voit qu'il est dans une impasse vers la fin de sa vie. Sa carrière religieuse, sa renommée, sa gloire sont au beau fixe, mais il est toujours emprisonné dans sa méthode discursive. Après sa réalisation, Koṭālipa décide d'aller rendre hommage à son guru. Il explique que c'était grâce à ses instructions qu'il avait pu trouver la Mahāmudrā. Koṭālipa lui retourne les instructions qu'il avait reçues précédemment de Śāntipa qui cette fois-ci les pratique et les réalise. Petit détail intéressant, l'histoire mentionne que Koṭālipa enseigne à Śāntipa les nombreuses qualités du corps factuel (S. dharmakāya)[11]. Le corps factuel naturellement doté de qualités est une théorie que l'on retrouve dans les interprétations plutôt positives du Ratnagotravibhāga. Rappelons que si ce texte n'était peut-être pas[12] redécouvert par Maitrīgupta, celui-ci était à l'initiative de son nouvel essor.
Le chant de réalisation de Śāntipa se trouve dans le Cœur de la réalisation (S. catura-siddhi-sambhedha-hṛdāya) :
Le garçon élevé par sa mère
Deviendra un homme fort

Grâce aux instructions du guide, le non-instruit

Atteindra graduellement la norme, puis entrera le grand véhicule Les combinaisons du souffle, de la bile et du flegme [13]
Causent des maladies qui peuvent être guéries par des médicaments

[Mais] la saisie d'un moi et d'un autre
Est [seulement] brûlée par les instructions du guide
Se pourrait-il que Koṭālipa soit le pendant mahasiddhique de Maitrīgupta, intellectuel et mystique, qui ne figure pas dans la liste des mahāsiddha ? En tout état de cause, il est tout à fait clair que Koṭālipa n’était pas un simple fermier, puisqu’il existe un texte érudit de sa main[14]. Le maître kagyupa 'bri gung skyob pa 'jig rten mgon po (1143 -1217)[15] était d'avis que Gampopa et Koṭālipa avaient en commun de mettre l’accent sur l’introduction à la conscience non-duelle (T. ngo sprod).[16]


***

[1] Thèse d'Ulrich T. Kragh, Culture and Subculture, a study of the mahāmudrā teachings of sgam po pa
[2] Ratnakarasanti's Bhramaharanama Hevajrasadhana : Critical Edition (Studies in Ratnakarasanti's tantric works III)(Shigeo Kamata Memorial Volume) Isaacson Harunaga. DGTG vol. NYA (8)/ toh: 1245/ Otani 2374/ W23703 p. 377-388 Ce texte est suivi par le Sahaja-yoga-krama T. lhan cig skyes pa'i rnal 'byor gyi rim pa (toh: 1246), 388-391, qui est à son tour suivi du commentaire Sahaja-sadyoga-vṛtti-garbha-prakaśa T. lhan cig skyes pa'i rnal 'byor dam pa'i 'grel pa snying po rab tu gsal bar byed pa (toh: 1247) de Thagana, disciple de Ratnakarashanti/ 'khrul pa spong ba zhes bya ba'i sgrub pa'i thabs S. bhramarharasadhana
[3] Tantra in Tibet: the great exposition of secret mantra, Volume 1 par Jeffrey Hopkins p. 129
[4] Blue Annals p 842
[5] Hadano p 290 ; bka' gdams-chos-'byung, n° 7038, fol. 47 ; DT XI, fol. 2,
[6] History of Buddhism in India, Tāranātha p. 313 Selon Keith Dowman, il se consacrait à la pratique d'un bouddhisme non-tantrique (Masters of Mahāmudrā p99), mais les textes de sa main prouvent le contraire.
[7] Padma-dKar-po: Tibetan Chronicles (brug pa'i chos ‘byung), publié par Lodesh Candra New Delhi, International Academy of Indian culture, 1968. (287:3-288:2).
[8] Enlightenment by a Single Means, Jackson, p. 143
[9] les vies des 84 mahāsiddha
[10] La conscience ordinaire. Oeuvre complet de Gampopa, Tha, M. vol.1, p.435, gnyug ma ni don ma skyes shing mi 'gag la rgyun chad pa med pas na gnyug ma'o. Le spontané (S. nija) est un flot ininterrompu libre de production et de cessation.
[11] tog tse pas dban pa'i sa phyogs su bla ma la chos kyi sku'i yon tan du ma yang bstan/
[12] A Direct Path to the Buddha Within, Klaus-Dieter Mathes, p. 2
[13] "rlung mkhris bad kan 'dus pa'i nad chen" maladies nerveuses, hépatiques et flegmatiques
[14] Les instructions sur les phases de l’inconcevable S. acintyākramopadeśa-nama T. bsam gyis mi khyab pa'i rim pa'i man ngag
TG n° 2228, Peking TG n° 3072.
[15] 'jig rten mgon po vol. 5, p. 510
[16] Single Means, Jackson, p. 143

TEXTES TIBETAINS (Wylie)

Koṭālipa
bde dang sdug bsngal thams cad sems las byung*//
bla ma'i gdams pas sems kyi ngo bo brkos//
blo ldan sa yi ri bo brkos gyur kyang*//
gnyug ma'i bde ba chen po thob mi 'gyur//
tha mal shes pa snying gi dbus su sad//
tshogs drug dag na bde ba rgyun mi 'chad//
btags pa thams cad don med sdug bsngal rgyu//
bsgom dang bsgom med gnyug ma'i ngang la zhog/

Śāntipa 1
khyod kyi las ni 'di lta bus//
lus ni ngal bar gyur pas na//
las ni shin tu ngan pa ste//
phyin ci log gi las drug yin//
sa brko ba ni sbyin pa dang*//
gzhan la mi gnod tshul khrims dang*//
sdug bsngal bzod pa'i bzod pa dang*//
de la brston pas rgtson 'grus dang*//
de la ma yengs bsam gtan dang*//
de shes pa yi shes rab ste//
phyin ci log gi las drug po//
spongs la yang dag las drug gyis//
bla ma la gus sbyin pa dang*//
rang rgyud bsrung ba'i tshul khrims dang*//
sems nyid bzang pa'i bzod pa dang*//
de bsgom pa yi brtson 'grus dang*//
de la ma yengs bsam gtan dang*//
de nyid shes pa'i shes rab te//
dus rnams rtag tu goms par bgyi//

Śāntipa 2
bu chung ma yis gsos pa yis//
gyad gyi stobs dang ldan pa bzhin//
blo chung bla ma'i man ngag gis//
rim gyis bring pas theg pa che//
rlung mkhris bad kan 'dus pa yis//
nad rnams sman gyis sel ba ltar//
nga dang bdag tu 'dzin pa ni//
bla ma'i gdams pas skad cig sreg//

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