mercredi 28 avril 2010

Cours : Milarepa et le moine scolastique repenti



Prologue
L'épisode (chapitre 42) de la conversion du moine scolastique Loteun (T. lo ston) fait suite à l'histoire (chapitre 34) où l'on voit deux moines scolastiques (ra ston dar ma blo gros = dar blo et blo ston) d'un grand centre monastique prospère à gnya' nang s'en prendre à Milarepa, très aimé par le village et qu'ils considèrent comme un hérétique.
A une période où la région souffrait de la disette, les villageois se tournèrent vers le monastère pour les aider. Les dirigeants, mécontents de la concurrence de Milarepa, refusèrent initialement en disant qu'ils n'avaient qu'à se tourner vers Milarepa, puisque c'était à lui et à sa communauté de yogis qu'ils avaient l'habitude de faire des dons. Les villageois firent alors un compromis et acceptèrent de faire aussi des dons au 
monastère. C'était dans ce contexte que les dirigeants du monastère décident de se débarrasser de Milarepa en exposant ses vues hérétiques à la population et en l'humiliant. Lors du débat, les moines utilisent le jargon scolastique habituel et Milarepa utilise ses pouvoirs miraculeux pour appuyer ses arguments, que Dharlo qualifie de magie noire. Milarepa rétorque que c'est lui-même Dharlo qui est sous l'emprise des démons. Loteun semble impressionné par Milarepa, mais Dharlo persiste. Milarepa avec sa clairvoyance confond alors l'abbé Dharlo en dévoilant sa relation avec une fille du village. Dharlo lance des injures à Milarepa et continue de vouloir tester ses pouvoirs de clairvoyance. Quand Loteun lui confie avoir été convaincu par Milarepa, Dharlo meurt avec des pensées de haine en médisant de Milarepa et en niant avoir eu une relation avec la fille. Sa mort est une illustration du pouvoir magique que l'on attribuait à la vérité, mais à la négative. En apprenant la mort de Dharlo, Milarepa raconte ses disciples qu'il a repris naissance comme un démon puissant. Quand Milarepa décrit l'érudition et les pouvoirs des preta dans l'histoire de Loteun, on pense évidemment au démon qu'est devenu Dharlo...
Contexte
L'histoire du moine Loteun n'est pas une simple rencontre entre le yogi Milarepa et un moine. Le contexte est celui de l'auteur, gTsang-smyon heruka (1452-1507), le fou de Tsang, qui appartenait à la lignée yoguique de Rechungpa (1084-1161).

Les frictions entre les communautés de yogi et les centres monastiques devenaient de plus en plus évidents après la mort de Gampopa (1153). Les biographies de Marpa, Milarepa et de Rechungpa, toutes de la main de gTsang-smyon heruka, s'inscrivent dans la tentative de restaurer la tradition yoguique qui remonte à Rechungpa. Le mouvement yoguique, auquel appartenait gTsang-smyon heruka, s'opposait à la prise du pouvoir des monastiques
[1] et aux réformes de la religion bouddhiste menées par Tsongkhapa (1357-1419) et ses successeurs au Tibet avec un arrière-plan très politique.
Rechungpa avait déjà la réputation d’être dégouté par les vénérables et de ne pas vouloir les recevoir.[2] L'attitude ouvertement critique des adeptes de sa lignée contre "l'establishment", les grands centres monastiques, s'exprimait dans leurs écrits et chants très populaires. Il est certain qu'à l'époque où les Chants de Milarepa étaient composés par gTsang-smyon heruka, le public reconnaissant sans doute bien les situations, voire certains personnages qui y étaient décrits a dû avoir pas mal de fous rires. Mais dans l'espace de quelques générations le mouvement yoguique était résorbe et intégré dans le cursus monastique orthodoxe et les hagiographies et les chants étaient récités au sein même des centres monastiques critiqués auparavant.
En lisant les Chants de Milarepa et les autres hagiographies de gTsang-smyon heruka, il faut être conscient de ce décalage historique. Par exemple, les "guéshé" présents dans les Chants de Milarepa ne peuvent pas être les "guéshés" visés par le mouvement yoguique. Les amis spirituels (S. kalyāṇamitra T. dge ba'i bshes gnyen) du vivant de Milarepa étaient principalement des moines appartenant à l'école Kadampa comme par exemple Gampopa. Les "guéshé" visés par le mouvement yoguique, étaient principalement mais pas exclusivement les moines rattachés au monastère de Gaden (T. dga' ldan dgon pa) fondé par Tsongkhapa et les monastères affiliés. Les moines de la lignée Kagyupa n'étaient cependant pas à l'abri de leur critiques et même Gampopa devait souffrir l'ironie de gTsang-smyon heruka par hagiographie interposée.
Il ne s'agit cependant pas uniquement d'une friction entre des yogis pratiquant les Yoginī tantra et des moines. Les tensions reflètent une confrontation entre plusieurs transmissions et approches différentes. Une remonte à Atiśa et suit un parcours où la vie monastique, l'étude de sūtra et de traités alliée à la pratique de la méditation prennent une place centrale. C'est la lignée Kadampa.
Une autre remonte à Marpa le traducteur. Quand on analyse les instructions enseignées[3] par Gampopa que ce dernier avait reçues de Milarepa, on remarque la pratique de Vajrayoginī, de caṇḍalī et de la Mahāmudrā. Les six yogas de Nāropa ne sont pas mentionnés. La biographie du "1er karmapa" dus gsum mkhyen pa (1110-1193) fournit des informations plus précises. Gampopa lui recommande de pratiquer le chemin graduel des Kadampa en disant "je l'ai cultivé, tu devras le cultiver également".[4] Ensuite, Gampopa lui donne les instructions du "chemin des expédients" (S. upāya-marga S. thabs lam). Il est évident du passage qui suit qu'il s'agit d'instructions haṭhayoguiques (T. btsan thabs) de prāṇayāma qui produisent bien-être et chaleur (T. bde drod 'bar). Il s'habillait d'un simple drap de coton et sa main était continuellement couverte de transpiration (T. lag pa rdul dang ma bral bar). Selon les descriptions, il semble pratiquer ce qui allait être connu sous le nom de caṇḍalī (T. gtum mo), mais le nom de cette pratique n'est pas mentionnée, ni est-elle associé à une divinité. Rappelons que 'Gos lotsāva termina les Annales bleues en 1476 et que gTsang smnyon heruka écrit la vie de Milarepa en 1484.
Gampopa est réputé pour avoir réuni ces deux transmissions en une seule : la lignée Dagpo Kagyu (T. dwags po bka' brgyud).
Mais une troisième transmission remonte à Rechungpa, disciple de Milarepa, qui continua sa formation auprès d'autres maîtres en Inde et au Népal aussi bien du vivant de Milarepa qu'après sa mort. Suite à son apprentissage auprès de Gampopa, le 1er karmapa se rend chez Rechungpa à Lo re et reçoit de lui les Six yogas de Nāropa, l'application de sessions de pratique de méditation (thun 'jog[5]) et toutes les instructions de Nāropa et de Maitrīpa. Rechungpa lui transmet toutes les instructions pratiques (T. dmar khrid[6]) du chemin des expédients et le 1er Karmapa reconnut (T. ngo 'phrod pa) la gnose connaturelle (S. sahaja-jñāna) de la félicité vide, comme s'il se regarda dans une glace. Ce n'est pas l'endroit pour rentrer dans les détails, mais plusieurs anecdotes dans la vie de Gampopa et des indications dans les hagiographies d'autres maîtres vont dans le même sens. Les techniques (T. thabs lam) qu'il semble avoir pratiqués se limitent à des exercices de haṭhayoga. Son système de Mahāmudrā est en cela sans doute ressemblant à celui de Dam pa rMa (chos kyi shes rab 1055-), qui utilise également des techniques hathayoguiques (T. rtsal 'byong), sans deva-yoga dans son système.[7]
Si ma thèse est correcte, les 4 ou 6 yogas de Nāropa ne seraient pas passés par Milarepa et Gampopa, mais auraient été ramenés de l'Inde par Rechungpa et introduits dans la lignée (Karma) Kagyupa par le 1er Karmapa, qui les avait directement reçus de Rechungpa. Cela expliquerait plusieurs anecdotes dans lesquels Gampopa a refusé de donner les instructions du chemin des expédients et que le 1er Karmapa devait recevoir les Six yogas de Nāropa de Rechungpa.[8]
C'est l'intégration de cette troisième transmission, qui a dû causer des tensions à l'époque du mouvement yoguique au sein des diverses lignées Kagyupa.
A plusieurs endroits dans le chapitre 41, qui raconte la rencontre entre le yogi Milarepa et le moine Gampopa, gTsang-smyon heruka semble prendre une joie particulière à raconter les taquineries subies par Gampopa et fait parler le yogi Milarepa en des termes presque méprisant[9] de la vie monastique décrite comme une sorte de pis-aller. Le dernier enseignement de Milarepa, quand il montre sa derrière à Gampopa, peut faire figure d'une ultime vengeance des yogis sur les moines.

[1] The Dissenting Tradition of Indian Tantra and its Partial Hegemonisation in Tibet, Geoffrey Samuel http://users.hunterlink.net.au/~mbbgbs/Geoffrey/saag95.html
[2] Ab p. 442
[3] Voir aussi la biographie de Mogchok rin chen brtson 'grus (volumes shangpa KA, p. 180 et suivantes)
[4] AB 476 DT 566
[5] Il s'agit d'une instruction de Maitrīpa, que le mahasiddha gLing a mis par écrit. bsam gtan thun 'jog ni / mnga' bdag mai tri pas mdzad pa yin la / de'i sgrub thabs khrigs su bkod pa grub thob gling gis mdzad pa'o. Source : Bka' brgyud Dkar cha, The Collected Works (Gsung 'bum) of Rgyal dbang Kun dga' dpal 'byor, reproduced from the manuscript set preserved at Pha jo lding Monastery, Kunzang Tobgey, Thimphu 1977, in 2 vols. IASWR microfiche no. LMpj012,561. Vol. 2, pp. 1-20. This work must date to the year 1459. Another version of the text is available in the 1982 printing of the same author's Gsung 'bum.
[6] Méthode d'instruction à l'aide de divers exemples pratiques et de diagrammes. Une explication basée sur une expérience directe. A l'origine un terme médical signifiant la dissection d'un corps. Annales bleues 927.
[7] Les instructions de la lignée orale (snyan brgyud) de la Mahāmudrā de rma. gdams ngag mdzod W20877-0144-eBook.pdf Section Zhi byed
[8] L'anecdote très connu des moines lui reclamant les expédients et la rencontre avec rmog lcog rin chen brtson 'grus
[9] Edition chinoise p. 656 nyan thos nang du zhag bdun gnas/ bya ba'i don yang de yin/ spyir yang ri dwags rmas ma'am/ bya bzhin bag zon che bar bya/ Chang, The Hundred Thousand Songs of Milarepa II p. 493 Je doute que la traduction de Chang soit correcte, mais il traduit : "[The Holy Tantra says :] "To stay seven days in a Hīnayāna temple [brings a Tantric yogi harm, not benefit.] Traduction française : [Ne vous associez jamais avec des gens qui sont continuellement sous l'emprise des trois poisons.] Il faut agir de même en séjournant une semaine parmi des auditeurs (śrāvaka). De manière générale, surveillez bien vos actes, tel un animal blessé.

mardi 27 avril 2010

Quatre critères d'interprétation


Le Sūtra des quatre refuges (S. catuḥpratisaraṇasūtra) enseigne quatre règles d'interprétation des textes :
1. La Loi est le refuge et non l'homme
2. l'esprit de la lettre est le refuge et non la lettre
3. Le sūtra de sens définitif (S. nītārtha T. nges don) est le refuge et non le sūtra de sens à élucider (S. neyārtha T. drang don).
4. La connaissance principielle (S. jñāna T.ye shes) est le refuge et non pas les perceptions sensorielles avec la conscience mentale (S. vijñāna T. rnam shes)
Version sanscrite :
dharmaḥ pratisaraṇaṃ na pudgalaḥ
arthah pratisaraṇaṃ na vyañjanam
nītārthaṃ sūtraṃ pratisaraṇaṃ na neyārthaṃ
jñānaṃ pratisaraṇaṃ na vijñānam
Version tibétaine :



Voici un petit article sur les critères d'interprétation et de classement de sūtra.

Cours : Hymne au Dharmadhatu


Commentaire par Khenpo Tsultrim gyatso en anglais "In praise of Dharmadhatu". L'original en tibétain du commentaire par le troisième Karmapa se trouve ici.

Nāgārjuna, qui a probablement vécu au IIème-IIIème siècle, est surtout connu comme l'auteur des "Versets fondamentaux du Milieu" (S. Mūla-madhyamaka-kārikā (MMK) T. dbu ma rtsa ba'i tshig), le texte servant de base à l'école du Milieu (Madhyamaka). De nombreux textes ont été attribués à des auteurs portant le nom de Nāgārjuna. A cause du laps de temps entre les textes les plus anciens et les plus récents (à en juger par leur contenu), la légende a donné une longévité extraordinaire en considérant les différents Nāgārjuna comme un seul personnage historique. Le texte le plus ancien est le MMK (IIème-IIIème s.), parmi les textes les plus tardifs figurent l'Hymne au dharmādhātu (PDF bilingue) qui fut traduit en chinois à la fin du Xème siècle par Danapala. Il existe également une version en sanscrite [1].

Selon Christian Lindtner [2] ce texte n'est probablement pas de la main de Nāgārjuna. D. Ruegg [3] mentionne, à juste titre, des éléments de la doctrine du Bouddha intérieur (S. tathāgatagarbha) dans cet hymne. On peut même dire que le Bouddha intérieur est le sujet principal de cet hymne. On y retrouve le terme "khams" en tibétain, l'équivalent de dhātu, mais davantage connoté Tathāgatagarbha. C'est le même terme qui est utilisé dans le Ratnagotravibhāga (RGV) ou Mahāyānottaratantraśāstra (T. rgyud bla ma).

Atiśa (980-1054) est l'auteur du Chant sur la doctrine du Dharmadhātu [4] dont le premier verset ainsi que les versets 4 à 14 correspondent quasiment textuellement au début de l'Hymne au dharmadhātu de Nāgārjuna. Le RGV, qui enseigne explicitement le Bouddha intérieur, venait tout juste d'être redécouvert par Maitrīpa, qui l'avait ensuite transmis à Atiśa. C'est ce maître, à l'origine de l'école Kadampa, qui l'avait traduit et enseigné pour la première fois au Tibet.

[1] IASWR (Institute for Advanced Studies of World Religions) à New York), réf. MBB-II-292, sur papier népalais, 9 folios.
[2] Dans "Master of Wisdom: Writings of the Buddhist Master Nāgārjuna", pp. 330-331, surtout la note 230 à la page 371
[3] "Le Dharmadhatustava de Nagarjuna," Etudes tibetaines dediees a la memoire de Marcel Lalou (Paris: Librairie d'Amerique et d'Orient, 1976), 449, n. 8.
[4] Dharmadhātudarśanagīti chos kyi dbyings lta ba'i glu P3153/5388

mardi 20 avril 2010

Cours : Milarepa et le jeune berger

Dans cette rencontre avec un jeune berger, nous assistons à une "introduction à la nature de l'esprit" (T. ngo sprod). Dans la traduction ci-dessous d'un extrait d'une entrevue avec Khenpo Tsultrim Gyamtso Rinpoché, celui-ci explique brièvement de quoi il s'agit. Le khenpo vient d'expliquer la Mahāmudrā selon les points de vue des sūtra et des tantra.
"Pour finir, il y a encore la tradition de la Mahāmudrā essentielle, dans laquelle la nature de la conscience est appelée tha mal gyi shes pa, ou conscience simple. Cela veut dire qu'il n'est besoin de ne rien changer au niveau de la conscience. On n'a pas besoin de la fixer (S. sthāpana) d'aucune façon. On n'a pas besoin d'arrêter ou de provoquer quoi que ce soit. La véritable nature de la conscience est au-delà de toute artifice et de construction.
La tradition de la Mahāmudrā essentielle ne s'appuie pas sur les écritures ou le raisonnement de la Mahāmudrā des sūtra et des tantra. Dans la tradition essentielle, le guide révèle la nature de la conscience du disciple en partant de l'expérience même du disciple et de la façon de laquelle le disciple réagit aux apparences de l'instant. C'est une transmission directe. Il n'est pas suffisant de l'apprendre d'un livre. Il faut avoir une grande foi en le guide et si c'est en effet le cas, le guide peut révéler la nature de la conscience. Si quelqu'un est désireux d'examiner la nature de sa conscience et souhaite qu'elle lui soit révélé, il doit demander les instructions à un guide en qui il a confiance. Ce guide donnera alors une révélation (T. ngo sprod) et il est possible qu'il reconnaîtra la nature de la conscience.
Si le disciple acquiert la conviction que la conscience est libre d'allées et venues, de productions et de cessations, il est dit avoir reconnu la nature de la conscience. Cela ne veut pas dire qu'il a l'expérience directe de la réalisation (T. rtogs pa). Dans ce contexte précis, réalisation signifie avoir la conviction.


Si vous lisez l'histoire de la rencontre entre
Milarepa et le jeune berger (PDF bilingue), Ras pa sangs rgyas skyabs, vous aurez une idée du déroulement de la transmission entre un guide et un disciple."

La dialogue entre Milarepa et le jeune berger rappelle d'autres tansmissions/initiations entre maître et disciple. Comme par exemple la Méthode pour éveiller un disciple (Śiṣya-pratibodha-vidhi-prakaraṇam) de Śaṃkara que David Dubois traduit sur son blog. Ou encore les dialogues entre un directeur spirituel et son disciples chez des mystiques chrétiens comme St. François de Sales, François Malaval etc.

lundi 19 avril 2010

Cours : Les 37 pratiques des bodhisattvas



Ce petit texte (PDF bilingue) composé par Thomé zangpo (dngul chu rgyal sras thogs med bzang po 1245-1369) était le tout premier que nous avions étudié.

Thomé zangpo avait perdu sa mère à l'âge de 3 ans et son père à 5 ans. Il prit l'ordination mineure à 14 ans et devint bhikṣu à 29 ans. Il se sentait un lien spécial avec Asaṅga (Thogs med), l'auteur/commentateur des cinq traités de Maitreya.
Une anecdote, qui en rappelle une autre qui met en scène Asaṅga, raconte comment à l'âge de 15 ans il était couvert de poux, mais refusait même de les enlever et attendait qu'ils meurent de mort naturelle... C'est une bonne introduction en matière pour ce petit texte qui pose des standards très radicaux pour les candidats-bodhisattva, comme on pouvait s'y attendre de la part des adeptes de l'école Kadampa. Celle-ci remontait au maître indien Atiśa (980-1054) et avait pour devise les Quatre dharma des Kadampa (dka' gdams chos bzhi) :


"La motivation donne sur la pratique spirituelle
La pratique spirituelle donne sur une vie humble
Une vie humble donne sur la mort
La mort donne sur un trou dans la terre"

Le maître ‘chag khri mchog [1] avait reçu de nombreuses instructions d’Atiśa. A l’heure de la mort d’Atiśa, il lui demanda :
- Maître, il ne vous reste plus longtemps dans ce monde. Après votre mort, devrais-je méditer (sgom mam) ?
- Cela ne serait d’aucun bienfait (phan med).
- Devrais-je enseigner (bshad dam) alors ?
- Cela ne serait d’aucun bienfait.
- Devrais-je méditer et enseigner alternativement ?
- Cela non plus ne serait d’aucun bienfait.
- Mais Seigneur, que dois-je faire alors ?
- Renonce à ta personne (tshe ‘di blos thong) !
[2]
Le texte de Thogme zangpo enseigne les valeurs du renoncement, de la lucidité envers la vanité de tout ce à quoi on aspire pour soi-même dans cette vie-ci, de l'altruisme et des six vertus transcendantes (pāramitā).
On y trouve aussi le terme non-engagement mental (S. amanasikāra T. yid la mi byed pa) qui remonte directement à Advayavajra et dont certains [3] disent que c'était sa création. Atiśa avait reçu des transmissions de la part de Maitrīpa, notamment celle du Dohākośagīti.
"Connaître l'essence réelle (tattva) et ne pas concevoir (amanasikāra)
les caractéristiques dualistes, voilà la pratique des fils des vainqueurs.
"
***

[1] décédé en 1058 selon le Re’u Mig de Sum pa mkhan po
[2] Blue Annals pp. 322-323 édition chinoise en tibétain pp 390
[3] 'gos lo ts'a ba gzhon nu dpal (1392 -1481)

dimanche 18 avril 2010

Cours : Milarepa se rencontre lui-même 1


Dans la première histoire (PDF bilingue) des "Chants de Milarepa" composé par le yogi fou (gTsang smyon) de Tsang (1452-1507), on trouve le yogi tibétain Milarepa (1040-1123) en pleine pratique de Mahāmudrā. Il a quitté son maître Marpa (1012-1097) depuis un certain temps. On devine qu'il a terminé les pratiques du tantra d'Hevajra, puisqu'il exprime sa nostalgie de l'époque où Marpa enseigna ce tantra et donna les consécrations et les instructions (les six yoga de Nāropa) qui s'y rapportent.

Marpa lui avait aussi révélé (ngo sprod) la nature de la conscience et de la réalité qui en est le reflet. Ces instructions font partie du système de la Mahāmudrā, tel qu'il était enseigné par Advayavajra aussi connu sous le nom Maitrīpa. Le maître guide le disciple pour que celui-ci se connecte avec son état naturel, qui lui servira de guide authentique (nātha). Cette connexion est une méditation continue et naturelle, qui se poursuit sans intervention consciente. Toute expérience y est intégrée et vécue comme un reflet de la conscience pure (cittatva), qui n'est autre que l'union des apparences et de vacuité.

Au moment où commence l'histoire, Milarepa émerge de la pratique de la Mahāmudrā, a faim et veut se préparer à manger. Un vent soudain qui lui arrache ou le bois qu'il vient de ramasser ou l'habit qu'il porte lui apprennent qu'il a toujours de l'amour-propre qui lui bloque l'accès à l'expérience totale de la Mahāmudrā. Épuisé par son ascèse et désespéré par l'absence du fruit escompté, il oublie son guide intérieur et se souvient de son guide Marpa. Ce souvenir ravive son imagination et il se met à rêvasser. Le guide intérieur oublié, Milarepa imagine le lieu où habite son guide extérieur Marpa, sa femme Dagmema, ses compagnons, les tantra que Marpa lui enseignait et il exprime son chagrin et sa nostalgie.

Le guide intérieur[1] le rappelle alors à l'ordre sous la forme d'une vision (nyams). Il lui demande pourquoi il poursuit "des représentations imaginées d'objets extérieurs", des reflets, ce qui lui empêche d'avoir directement accès à leur source. Il lui rappelle que le véritable guide n'est jamais séparé de lui. Pourquoi vouloir le chercher dans des souvenirs passés et la remémoration de ceux-ci ? Pourquoi même vouloir aller à l'endroit où habite Marpa, puisque le véritable guide est intérieur ?

Réconforté par cette pensée, Milarepa retourne vers sa grotte pour découvrir que celle-ci est maintenant occupée par des gobelins "atsara"[2], qui miment des activités religieuses extérieures. Ils enseignent et suivent des enseignements, préparent la farine pour les tormas, feuillètent les textes de Milarepa. Très exactement, les activités que Milarepa avait envie de retrouver en retrouvant Marpa. Ils se moquent de lui. Milarepa refuse cette image caricaturale de lui-même et veut la chasser en chassant les gobelins.

Atsaras mimant puja
N'arrivant pas à s'en débarrasser en se montrant un bon pratiquant sage, il se fait plus menaçant et utilise les moyens tantriques les plus violents pour les chasser. Les "atsara" (caricatures de pratiquants) lui reflètent sa propre agressivité et se montrent plus agressifs également. Comment sortir d'une pensée obsessionnelle ? En cessant de vouloir s'en débarrasser et en l'acceptant. La Mahāmudrā n'enseigne-t-elle pas que les reflets n'étant pas dissociés de la conscience, il n'y a aucune raison de vouloir les accueillir ou refuser ?

Milarepa invite donc les gobelins à rester aussi longtemps qu'ils veulent et à s'entretenir avec lui. Aussitôt ils disparaissent. Milarepa conclut que les gobelins étaient ses propres démons, les produits de Vināyaka, Gaṇeśa, le "seigneur des obstacles", le "chef de la troupe", autrement dit de l'appropriation d'un soi, et de la dualité entre sujet et objet qui s'ensuit. Dans la religion hindoue, il "représente l’union symbolique de l’être immense (l’éléphant) et de l’être individuel (l’homme), du microcosme et du macrocosme. Ganesh est le « maître des obstacles », seule sa bienveillance permet de surmonter les difficultés de l’existence humaine."[3]

La première image est une photo d'un groupe de clowns atsara pendant un spectacle de danse au Bhoutan.

Sur la deuxième image on voit Gaṇeśa sous les pieds de Mahākāla, représentant la soumission du seigneur des obstacles (S. vighneśvara), le "chef de la troupe" (S. gaṇapati T. tshogs bdag) qui dirige les gaṇa, les serviteurs de Śiva.


[1] L'éventail de rubans de soie de cinq couleurs.

[2] Atsara déformation du sanscrite "ācārya". Des maîtres, des précepteurs spirituels, des professeurs de religion. Dans les spectacles de danse, les atsara sont les clowns qui caricaturent les pratiques religieuses. Milarepa étant toujours attaché aux formes extérieures du guide et de la pratique de la religion, c'est ce que les gobelins lui reflètent dans un miroir caricaturant.

[3] Alain Danielou, Dionysos et Shiva
Jv17042010

samedi 17 avril 2010

Centre : Aperçu du chemin dans le bouddhisme tibétain


Henri Sigaud et Pierre Nolane du centre bouddhique de Marseille m'avaient demandé de rédiger une fascicule (Introduction centre Marseille.pdf) destinée à des débutants pour leur donner une idée de la pratique du bouddhisme tibétain, avec le rôle qu'y jouent les tantra. Il existe de nos jours une approche
consumériste, New Age, du "tantrisme", dans laquelle on choisit les éléments les plus attirants, isolés du contexte des tantra, et que l'on transforme en thérapies adaptées. Ce qu'écrit André Padoux dans Comprendre le tantrisme, ne s'applique pas seulement aux sources hindoues.

C'est une grande erreur en ce qui concerne le "tantrisme bouddhique". Non seulement le "tantrisme" se pratique dans son ensemble, c'est tout un art de vivre, mais il ne peut pas être dissocié du contexte général de la pratique bouddhiste et ses engagements respectifs : l'abstention de faire du mal et la purification de la conscience (S. citta). Dans le bouddhisme tibétain, ces trois types d'engagements s'appellent les "Trois voeux" (T. sdom gsum). La pratique des tantra sans les autres types d'engagements y est inconcevable.

Le tantrisme se prête bien aux besoins spectaculaires et consuméristes de la société actuelle et à sa propension à l'action. Selon les hagiographies, souvent très peu fiables, d'Advayavajra, il aurait été lui-même un grand adepte de tantra, un tantrika avant sa rencontre déterminante avec Śavaranātha, qui l'incita à chercher et à enseigner la réalité essentielle (S. hṛdayārtha T. snying po'i don). Sa méthode, plus tard appelé "Mahāmudrā-sahajayoga" (T. phyag chen lhan cig skyes byor) se situe en dehors du cadre des tantra et était utilisée par Gampopa sans passer par le contexte des quatre consécrations. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'elle sera appelée plus tard "Mahāmudrā des sūtra". Cela n'empêche pas que la méthode d'Advayavajra s'appuie sur des images et la terminologie des tantra et qu'elle peut aussi se pratiquer dans un contexte tantrique. Elle peut faire feu de tout bois, puisqu'elle est essentiellement une méthode mystique. Dans un sens, le système d'Advayavajra peut être appelé "post-tantrique".